UNE VENDEUSE DE RUE DEVANT SON KIOSQUE, À VALPARAISO, AU CHILI, LE 9 AVRIL 2020. PHOTO REUTERS/RODRIGO GARRIDO. |
Au Chili, les mesures de confinement n’ont été prises qu’au niveau local, explique Clémentine, expatriée à Valparaiso. Et la nécessité, pour beaucoup de travailleurs précaires, de faire rentrer de l’argent au quotidien reste plus forte que l’impératif sanitaire.
Je suis française et j’habite à Valparaiso, au Chili, depuis un peu plus d’un an. Je n’ai pas de résidence permanente ici, juste un visa de touriste que j’ai pu renouveler jusqu’à présent tous les trois mois en passant la frontière. Malgré cette situation, j’ai pu me faire embaucher sans trop de difficultés comme serveuse dans un restaurant du Cerro Alegre, le quartier bobo de la vieille ville, clinquant de couleurs et de street art, de boutiques, d’hôtels et de restos.
Depuis les émeutes d’octobre-novembre, dont la violence a été relayée par la presse internationale, les touristes étaient moins nombreux. Au restaurant, la saison se terminait péniblement. Tous les midis, je me postais sur le trottoir pour tenter d’attirer la clientèle parmi les promeneurs. J’observais, au fil des jours de mars, que la rue se vidait. Ne restaient plus que quelques voyageurs à contretemps des vacances, les collégiens sortis de cours et les chiens vagabonds du quartier.
À Valparaiso, le virus contaminait déjà les esprits en février
Et puis cette semaine-là, sans interrompre le constant va-et-vient des taxis collectifs, la menace s’est fait sentir. Elle poussait les gens à se cacher le visage dans leur écharpe, puis sous un masque et enfin à ne carrément plus sortir. Le restaurant a dû fermer. Le 20 mars, à part un couple venu acheter du café moulu de la vieille cafetière qui tournait à vide sur le marbre, aucun client n’est entré. À 18 heures, l’équipe du soir est arrivée pour prendre la relève. À 20 heures, le patron renvoyait tout le monde à la maison. Deux jours plus tard, le gouvernement décrétait la fermeture de tous les lieux de réunion autres que les commerces de première nécessité.
Avant même qu’aucun malade ne soit recensé dans le pays, le coronavirus contaminait déjà les esprits depuis février. Sujet de vannes ou d’inquiétude, l’obsession nous venait d’Internet et des réseaux sociaux. De Paris à Santiago en passant par mes amis au Mexique, mon Facebook tournait en boucle sur le sujet : articles martelant la tragique progression de l’épidémie qui avait affecté en un temps record toute une région de Chine et qui se répandait comme une traînée de poudre en Europe, mèmes absurdes déclinés en mille variations sur le thème, avis d’experts, de contre-experts et bientôt vidéos de pseudo-révélations quant à la véritable origine du virus et à la menace sino-américaine…
« Ici, ça commence à ressembler à un film d’action’, m’écrivait de France une amie. J’ai flippé un peu en songeant que Valparaiso est le port d’entrée de la Chine sur cette partie du continent américain. Mais la catastrophe du paquebot déchargeant des tonnes de marchandises infestées ne s’est pas produite. »
Ce n’est pas par la mer que le virus est arrivé. Le premier cas enregistré à Valparaiso a été celui d’une touriste italienne de 60 ans qui s’est présentée à l’hôpital avec tous les symptômes du Covid-19. Quelques jours plus tard, en Patagonie, un homme âgé, de retour d’un voyage en Asie du Sud-Est, était lui aussi testé positif.
À force de débarrasser les assiettes des touristes…
Mes amis d’ici, artistes, journalistes, anthropologue ou sociologue, tous ont commencé par contester ce qui se passait, se méfiant par principe des autorités, des médias et de tout ce qui vient d’Occident. Moi aussi, d’abord, j’ai relativisé. J’entendais sur toutes les chaînes que c’était en fait moins méchant qu’une grippe, puis que dans les régions de Chine les plus touchées, la pollution atmosphérique avait beaucoup diminué. Une aubaine. Une bonne partie de notre monde était contrainte à l’arrêt et on allait peut-être respirer un peu mieux sous nos masques FFP2.
« Et puis brutalement, le ton est monté. Le discours a changé, on ne parlait plus de grippe, on ne limitait plus le risque aux seules personnes âgées. Je me suis dit que j’allais le choper, ce virus, à force de débarrasser les assiettes des touristes d’Europe et d’Asie. »
Au restaurant, on a lancé un protocole sanitaire. Désinfecter à l’eau de Javel toutes les surfaces, les dossiers de chaise, les poignées de porte, etc., après chaque passage.
L’état d’urgence sanitaire a été décrété dans la nuit du 17 au 18 mars. Le lendemain, nous étions tous à cran. À midi, les seuls clients étaient des étrangers. Québécois, Suisses, Français, tous dans l’attente fébrile de leur retour, espérant que leur vol ne serait pas annulé. À la fin du service, mon chef m’a informée des nouvelles règles d’hygiène : nous n’allions plus travailler qu’avec quatre cartes qu’il faudrait nettoyer après chaque utilisation, on demanderait à tous les clients de se laver les mains à l’entrée, on désinfecterait leur table, on se tiendrait à un mètre de distance, etc.
À force de voir partout les rideaux des magasins tirés, la fermeture a été envisagée, mais dans ce cas le patron ne prendrait pas en charge les salaires. Il fallait attendre l’engagement de l’État à y subvenir. Dans cette perspective, la dernière recrue est venue signer son contrat de travail. Quant à moi, sans papiers, le patron m’a renvoyée jusqu’à nouvel ordre.
Ici, beaucoup de travailleurs précaires exercent dans la rue
Une des raisons de la colère qui avait explosé en octobre au Chili tenait au coût de la vie. Si les salariés du restaurant ont pu partir avec le soutien de l’État (mais l’incertitude demeure sur le montant de l’indemnisation), le cas des personnes à leur compte reste le plus préoccupant.
« Pour beaucoup, dans un pays où quasiment tous les services ont été privatisés, les possibilités d’épargner sont faibles et la nécessité de faire rentrer de l’argent au quotidien est plus forte que l’impératif sanitaire. »
Par ailleurs, une bonne partie de ces travailleurs précaires exercent dans la rue. Le Chili a accueilli ces dernières années beaucoup d’immigrés haïtiens. À Valparaiso, ils sont nombreux à tenir des stands de rue. Ils vendent des vêtements, des accessoires ou des produits d’hygiène. Puis il y a les immigrés vénézuéliens, qui vendent des snacks dans les bus, sur les places. Puis ceux qui mendigotent en revendant des pansements ou des paquets de mouchoirs. Ceux qui ne peuvent pas se soustraire aux impératifs économiques sont les plus vulnérables face au risque sanitaire.
« Il n’y a pas de vaccin plus puissant que l’amour »
Sur tout le territoire chilien, des maires ont appelé de leurs vœux des mesures plus strictes, mais le gouvernement se refuse à décréter la quarantaine. Comme seule réponse à la crise sanitaire, le ministre de la Santé, Jaime Mañalich, a annoncé la mise en place d’un couvre-feu de 23 heures à 5 heures du matin à partir du 22 mars. Il a notamment justifié la décision de ne pas mettre en place de quarantaine en évoquant l’éventualité d’une mutation du virus.
« Qué pasa si muta y se pone buena persona ?’ (‘Que se passera-t-il si le virus mute et devient inoffensif ?’) »
La déclaration a immédiatement embrasé les réseaux sociaux, qui n’ont pas manqué de rappeler que Mañalich a été radié de l’Ordre des médecins en 2015.
Dans tout le pays, des municipalités ont donc assumé des mesures de confinement au niveau local et demandé à leurs habitants de rester chez eux. Pour mes amis, cette gestion de la crise est symptomatique de la politique du gouvernement. Sa priorité reste la productivité, fût-ce aux dépens de la salubrité. Son incompétence se manifeste en toute occasion par des déclarations qu’on peine à prendre au sérieux. Après le ministre de la Santé, c’est la ministre secrétaire générale du gouvernement, Karla Rubilar, qui s’est illustrée sur les réseaux sociaux avec cette phrase tendance new-age : « No hay vacuna más relevante que el amor » (« Il n’y a pas de vaccin plus puissant que l’amour »).
Nous sommes en avril et je suis arrivée au terme des quatre-vingt-dix jours prévus par mon visa. Je pensais m’offrir un séjour en Argentine, mais toutes les frontières sont fermées. Bilan de l’épidémie au Chili à la date du 10 avril : près de 6 000 cas confirmés de contamination et 57 décès.
AUTEUR Clémentine Roux
Diplômée de l’IEP de Toulouse, Clémentine Roux a travaillé à la direction de l’asile de l’Office français de l’immigration et de l’intégration avant partir enseigner le français en Amérique du Sud. Elle vit à Valparaiso, au Chili.