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Colombie : « J’ai assassiné des innocents, des paysans »... des militaires avouent des crimes contre l’humanitéLes témoignages et les aveux ont été recueillis fin avril lors de la première audience publique de la Juridiction spéciale de paix, chargée d’enquêter sur les crimes commis pendant le long conflit armé qu’a connu le pays. Les coupables n’iront pas en prison s’ils disent toute la vérité et s’ils demandent pardon.
Par Marie Delcas (Ocaña (Colombie), envoyée spéciale)
Temps de Lecture 6 min.
Guillermo Gutierrez, ancien membre des forces armées colombiennes, durant une audition en présence de familles de victimes, sur les assassinats de civils commis par les militaires. À Ocaña, en Colombie, le 26 avril 2022.
DESSIN SELÇUK |
Dans le modeste amphithéâtre de la ville d’Ocaña, au cœur des Andes colombiennes, Nestor Gutierrez est le premier militaire à parler, ce mardi 26 avril. « J’ai assassiné des innocents, des paysans », dit-il en regardant l’audience. C’était entre 2007 et 2008. M. Gutierrez était alors sous-officier de l’armée de terre. Il poursuit : « J’ai assassiné les proches des familles qui sont ici. Et je leur ai mis une arme dans la main pour faire croire qu’ils étaient guérilleros. » Les femmes et les hommes qui écoutent ses aveux en silence portent sur leurs genoux le portrait d’un proche, un fils, un frère, un père, tué ou disparu.
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La première « audience publique de reconnaissance » de la juridiction spéciale de paix (JEP) a duré deux jours. Au total, dix militaires (dont un général) et un civil se sont reconnus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité « pour assassinat et disparition forcée de civils présentés comme des morts au combat » . Et ils l’ont fait devant leurs « victimes », au sens du droit pénal international, c’est-à-dire devant les familles des disparus. Il y a beaucoup de mères dans la salle.
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En Colombie, ces exécutions extrajudiciaires ont reçu le nom de « faux-positifs », un « positif » étant dans le jargon militaire un objectif atteint.
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Justice restaurative
« Cette audience historique est possible grâce à l’accord de paix de 2016 », rappelle la magistrate et présidente de l’audience, Catalina Diaz. La JEP a été créée dans le cadre de l’accord signé avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).
Le tribunal a pour rôle d’enquêter sur les crimes commis pendant le long conflit armé qu’a connu le pays et d’imposer des peines alternatives. Les coupables – qu’ils soient militaires, guérilleros ou civils – n’iront pas en prison s’ils disent toute la vérité et s’ils demandent pardon. La justice transitionnelle qu’incarne la JEP n’est pas une justice punitive, mais restaurative. L’audience s’est tenue à Ocaña à la demande des victimes.
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Pendant deux jours se sont entremêlés leurs témoignages et les aveux des militaires. « J’aurais aimé vous voir ici en uniforme pour que le pays et le monde entier sachent qui vous étiez quand vous avez commis tous ces crimes », dit une jeune femme aux prévenus qui l’écoutent, en pantalon de coton et chemise claire, droits sur leur chaise. « Vous êtes des êtres misérables », dira un autre. Les onze hommes au visage immobile sont inculpés pour 127 homicides commis entre juin 2007 et août 2008.
Alvaro Uribe (2002-2010), qui a déclaré une guerre sans merci aux FARC, est alors au pouvoir. Le haut commandement exige « des résultats opérationnels », évalués en cadavres ennemis. Un système de récompense est instauré. Les unités militaires sont mises en concurrence. Pour une prime, une médaille, une promotion ou un congé, les militaires assassinent. Les « faux-positifs » ne sont pas une pratique nouvelle, mais sous le mandat d’Alvaro Uribe, l’horreur change d’échelle. Au total, la JEP a documenté 6 402 cas « faux-positifs » tifs entre 2002 et 2008.
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Le général à la retraite Paulino Coronado reconnaît être responsable d’au moins 100 meurtres durant une audition, à Ocaña, en Colombie, le 26 avril 2022.
De la chair à canon pour les statistiques
Ocaña et la région du Catatumbo ont valeur de symbole. « Deux modalités criminelles se sont succédé dans la région », explique la magistrate Diaz. Des dizaines de jeunes paysans sont assassinés dans l’indifférence absolue des autorités locales et des médias. Les mères qui tentent d’obtenir justice, ou tout simplement le corps de leur fils, se font rabrouer.
En 2007, les organisations sociales de la région tirent la sonnette d’alarme. Les militaires d’Ocaña vont alors aller chercher à Bogota la chair à canon dont ils ont besoin pour leurs statistiques. À Soacha, l’immense banlieue de la capitale, des recruteurs se chargent de repérer des jeunes désœuvrés et de les envoyer à Cucuta, près de la frontière avec le Venezuela, sur la promesse d’un emploi. Ce sont les mères de Soacha qui, fin 2008, feront éclater le scandale des « faux-positifs » au niveau national.
« Pour que notre pays puisse soigner ses blessures, la vérité, aussi atroce soit-elle, doit être dite », continue au micro la présidente de l’audience, Catalina Diaz. Ce n’est pas la première fois que des militaires avouent avoir commis des « faux-positifs » (huit des prévenus ont été condamnés par la justice militaire), mais c’est la première fois qu’ils le font devant leurs victimes et les caméras du pays.
Les questions des paysans d’Ocaña et des mères de Soacha se succèdent. « Pourquoi l’avez-vous torturé si vous saviez que vous alliez le tuer ? » « Pourquoi n’êtes-vous jamais allés dans les beaux quartiers de Bogota recruter des fils à papa ? » Qu’ils aient grandi dans un hameau perdu ou dans un bidonville, les « faux-positifs » étaient tous des enfants de pauvres. « Pourquoi l’assassin de mon fils, celui qui a tiré, est-il toujours dans l’armée ? » « Qui a donné l’ordre ? » La question, apparue sur une gigantesque peinture murale à Bogota, est devenue l’emblème des mères « faux-positifs » tifs. Elle est inscrite sur le tee-shirt noir que portent les victimes d’Ocaña et revient inlassablement dans leur discours.
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Rodrigo Coronel, le seul rescapé des meurtres de civils commis par l’armée colombienne et présentés ensuite comme des rebelles tués au combat, à Ocaña, dans le nord de la Colombie, le 26 avril 2022.
« Qui a donné l’ordre ? »
« Vous n’irez pas en prison, alors dites au moins la vérité. Qui a donné l’ordre ?, lance Carmen, une des mères de Soacha aux inculpés. Ne coulez pas tout seuls. Nous savons que derrière vous se cachent des personnes puissantes. Dites qu’Uribe, Santos, Padilla et Montoya sont coupables. » L’ancien président Juan Manuel Santos (2010-2018), Prix Nobel de la paix pour avoir signé la paix avec les FARC, a été ministre de la défense d’Alvaro Uribe. Les généraux Freddy Padilla et Mario Montoya étaient respectivement chef d’état-major et commandant de l’armée de terre à l’époque des faits.
Le long deuil, les années de lutte, les avocats et les ONG ont peu à peu formaté le discours des victimes qui se sont politisées et qui exigent « vérité, justice, réparation et garanties de non-répétition ». Mais l’émotion refait surface à la moindre occasion. La voix d’un homme se casse quand il évoque son frère, handicapé mental, « qui chantait tout le temps ». Une femme s’effondre en entendant prononcer le nom de son fils, obligeant la magistrate à suspendre brièvement la séance. Un paysan emmêle les mots. « Vous nous avez interrompu la dignité, dit-il aux militaires. Nous, nous voulons réparer la vérité. »
En saluant leur « vaillance et leur générosité », la présidente de l’audience Catalina Diaz remercie longuement chacune des victimes. Elle souligne « le rôle des femmes dans ce combat pour la vérité ». La magistrate prend acte de la présence des militaires : «Nous savons que ce n’est pas facile pour vous d’être ici», admet-elle.
Les militaires sont-ils sincères quand, au micro, ils se disent repentants et demandent, tous, le pardon de Dieu ? « À ce stade, la question de l’honnêteté des coupables pris individuellement importe moins que celle de l’impact de leur parole collective », considère le juriste Ivan Orozco, qui a contribué à la conception de la JEP. Julio Mendon, paysan, est d’accord, qui, à la pause, commente : « Peut-être qu’ils sont pas honnêtes, peut-être qu’ils parlent par calcul, pour échapper à la prison. Mais ils parlent. »
Au fil des confessions, le modus operandi de la Brigade Mobile 15 et du Bataillon Santander se dessine, de l’élaboration des listes de civils à tuer au rapport de combats falsifiés. Tous les militaires insistent sur les pressions exercées par les supérieurs hiérarchiques. «Les homicides de civils innocents et sans défense effectués par une structure criminelle au sein de la brigade ont constitué une pratique systématique », admet Santiago Herrera, colonel au moment des faits. Dernier à parler, le général Palomino Coronado, mis à pied en 2008, accepte la responsabilité « par omission» que lui a imputée la JEP. Il demande pardon pour « les crimes qu’il n’a pas évités ».
Thèse des « pommes pourries »
« Toute cette audience a été une scène humaine d’une grande intensité, commente l’historien Gonzalo Sanchez, ancien directeur du Centre de mémoire historique. Je ne connais pas d’exemple de processus de paix qui ait organisé un tel face-à-face entre victimes et bourreaux ».
À Bogota, deux jours plus tard, le 28 avril, le président Ivan Duque s’est dit « secoué » par les aveux des militaires. Mais l’actuel gouvernement maintient la thèse dite des « pommes pourries », selon laquelle la présence au sein des forces armées d’individus déviants ne remettrait pas en cause la probité de l’institution. Coïncidence de calendrier : le mardi 26 avril, le ministre de la défense, Diego Molano, justifiait au pupitre du Congrès l’opération militaire qui, un mois plus tôt, s’était soldée par la mort de onze personnes, dont quatre civils désarmés.
Le procès des « faux-positifs » est le plus avancé des six « macrodossiers » de la JEP. Le 31 mai, ce sera au tour des anciens chefs des FARC d’avouer leur responsabilité en matière « d’enlèvements et crimes connexes ». La JEP doit ensuite prononcer les premières peines contre les coupables de crimes atroces. « Celles-ci devront tout à la fois respecter l’accord de paix et être crédibles aux yeux de la société », résume en privé un des magistrats. C’est dire si le défi qui attend la JEP est immense.
Par Marie Delcas (Ocaña (Colombie), envoyée spéciale)
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