01 avril, 2021

AU CHILI, LE PARI DE LA CONSTITUTION

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«OUI, J'APPROUVE»
GRAFFITI CAIOZZAMA

Depuis longtemps, la colère gronde au Chili, un pays façonné par la dictature du général Augusto Pinochet. Mais comment rompre avec le passé et réparer la société ? Confronté à un mouvement social puissant, le président conservateur Sebastián Piñera a avancé l’idée d’une nouvelle Constitution. Cédait-il à la contestation ou venait-il de trouver un moyen de la torpiller ? 
par Franck Gaudichaud 
«PIÑERA DÉMISSIONNE»
GRAFFITI CAIOZZAMA

On aurait pu s’attendre à ce qu’elle exprime de la joie, mais Mme Alondra Carrillo fulmine. Depuis de nombreuses années, cette jeune militante féministe de Santiago du Chili attendait le moment où son pays se débarrasserait de la Constitution de 1980, héritée de la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1989). Alors que, depuis la transition « vers » la démocratie, tous les gouvernements se sont employés à préserver le statu quo, des manifestations massives ont finalement contraint le pouvoir à accepter la rédaction d’une nouvelle « Carta Magna », en pleine pandémie de Covid-19.

Une plate-forme virtuelle a été mise en place pour faciliter les parrainages citoyens des deux mille personnes ayant fait le choix d’une candidature indépendante à la convention constitutionnelle, qui se tiendra le 11 avril 2021, loin des formations traditionnelles. Avec des camarades de la Coordination féministe du 8 mars (1), Mme Carrillo s’est portée candidate. Et pourtant, en ce 2 mars, elle tempête : l’autorité électorale vient de rendre public le mode de financement de l’élection, qui refuse aux indépendants des conditions similaires à celles des grands partis. Une forme de « discrimination antipopulaire », dénonce-t-elle, consciente que, pour les 450 indépendants qui ont déjà obtenu les signatures validant leur candidature, le parcours du combattant est loin d’être terminé.

Depuis la fin négociée du régime militaire en 1989, le Chili a été décrit par les élites latino-américaines comme une « démocratie de consensus » exemplaire. Néanmoins, la success story de la contrerévolution néolibérale inaugurée par les militaires en 1975 s’est progressivement fissurée pour dévoiler le mal-être d’une société inégalitaire, marchandisée et anomique. Malgré l’écrasement du mouvement populaire sous la botte du général Pinochet et la précarisation généralisée du travail, les colères éparses couvaient sous la cendre. Étudiants, travailleurs des ports ou des mines, féministes et minorités sexuelles, retraités dépendant de fonds de pension, classes moyennes endettées : depuis 2006, plusieurs secteurs ont manifesté leur mécontentement. L’embrasement attendait son étincelle.

Pour comprendre la situation actuelle, il faut revenir à 2019. « Au milieu d’une Amérique latine en convulsion, nous voyons que le Chili est une véritable oasis, avec une démocratie stable », se félicite, le 9 octobre de cette année-là, le président multimillionnaire de droite Sebastián Piñera (2). Quelques jours plus tard, débordé par l’ampleur des émeutes populaires, son gouvernement invoque la loi de sécurité de l’État (une loi d’exception permettant des condamnations immédiates au nom du maintien de l’ordre public) et se voit contraint de fermer l’ensemble des lignes de métro d’une capitale qui compte six millions d’habitants. Toute la nuit, les carabiniers — forces de police locales — affrontent violemment des manifestants juchés sur des barricades. Plusieurs stations de métro sont incendiées, ainsi qu’une guérite de police et un immeuble de la multinationale de l’énergie Enel. On compte de nombreux blessés.
 
 « Sebastian Piñera Nous sommes en guerre
. - Ñ -» 
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Au petit matin, M. Piñera paraît avoir oublié sa belle image de paisible oasis (3). Le couvre-feu est décrété dans dix villes. Fait inédit depuis la fin de la dictature, l’armée se déploie dans les rues. Le lendemain, le président se présente au pays flanqué du ministre de la défense et d’un général de brigade en tenue de combat. Le ton est martial : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est disposé à utiliser la violence et la délinquance sans limite (4).  » L’ennemi ? Le peuple mobilisé du nord au sud, et en particulier la jeunesse, dans un mouvement qui, par son ampleur, rappelle ceux des années 1980 contre la dictature.

Un accord signé dans le dos des manifestants

La goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été l’augmentation, de quelques centimes, du ticket des transports publics. Dès le 7 octobre 2019, des collégiens et lycéens ont appelé à ne plus payer et à pratiquer joyeusement le salto-torniquete (saut de tourniquet d’entrée). Grâce aux réseaux sociaux, la pratique se développe. Le pouvoir pense éteindre l’incendie en accroissant la présence policière dans les rues ; il jette en fait de l’huile sur le feu. Le 25 octobre, environ deux millions de personnes battent le pavé : la plus grande marche de l’histoire du pays, proclame une presse contrainte, un temps, de museler son soutien au pouvoir. « Le Chili s’est réveillé ! », scandent certains. Tous les griefs d’une démocratisation partielle et d’un modèle économique violent resurgissent. Les drapeaux du peuple indigène mapuche côtoient la bannière nationale sur la place d’Italie, rebaptisée « place de la Dignité ». Les murs des villes se couvrent de slogans et de fresques dénonçant une classe politique discréditée par les affaires de corruption, des forces armées entachées par les cas d’enrichissement illicite et une Église catholique coupable de mansuétude envers les pédophiles en robe de bure. Le soir, les rues résonnent de concerts de casseroles qui semblent unir banlieues populaires et quartiers de classes moyennes. Le dos au mur, le gouvernement lève l’état d’urgence, cependant que M. Piñera renvoie deux ministres et annonce quelques timides mesures sociales.

La mobilisation se poursuit toutefois, comme la répression. Selon Amnesty International, « les carabiniers ont violé de manière généralisée les droits des manifestants (5)  ». En quarante-quatre jours, plus de 12 000 blessés sont admis aux urgences des hôpitaux. Environ 2 000 ont été touchés par arme à feu et presque 350 souffrent de lésions oculaires graves. Des milliers de cas de mauvais traitements dans les commissariats et des centaines de dénonciations de violences sexuelles commises par des dépositaires de l’autorité publique affluent dans les tribunaux. Mais la culture de l’impunité demeure. Plus de 2 000 personnes (dont 200 en détention provisoire) attendent toujours d’être jugées, parfois depuis plus d’un an. Certaines sont pourtant mineures et toutes sont considérées comme des « prisonniers politiques » par plusieurs avocats et par certaines figures politiques, dont la députée communiste Camila Vallejo, qui demande une loi d’amnistie.
 
« Centrale unitaire des travailleurs du Chili  :
Un an après la grève générale du 12 novembre [2019] : 
Comment s'est déroulée la convocation des secteurs 
productifs les plus importants du pays?
. - Ñ -» 
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Tout en maniant avec vigueur la main droite de l’État, l’exécutif a vite compris qu’il devait chercher une issue politique à la crise. Non pas que l’opposition parlementaire semble en mesure de récupérer la force vitale de la rue. Les états-majors partisans et syndicaux du centre gauche sont dépassés, et même apeurés, par ce mouvement décentralisé, radical et horizontal, qui remet en cause leur cogestion du néolibéralisme depuis trente ans. Une des revendications des « insurgés » devient vite le départ de M. Piñera. La réussite de la grande grève nationale du 12 novembre 2019, dont la Centrale  [unitaire] des travailleurs (CUT) a dû accepter l’organisation sous la pression des événements, démontre au patronat et à La Moneda que la situation est grave.

« Centrale unitaire des travailleurs du Chili  :
APPEL À LA GRÈVE GÉNÉRALE 
FÉMINISTE LE 8 MARS 2019. - Ñ -» 
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La majorité présidentielle — principalement incarnée par Rénovation nationale (RN) et l’Union démocratique indépendante (UDI) — s’engage alors dans une habile manœuvre tactique. Dans la nuit du 15 novembre, elle parvient à faire signer par des élus de premier plan au Congrès un « accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution ». Il s’agit d’essayer de canaliser le mouvement social en organisant un référendum sur la Constitution. Si le Parti communiste (PC) résiste à ce chant des sirènes, la Démocratie chrétienne et les socialistes (qui ont gouverné le pays de 1990 à 2010), ainsi qu’une majorité du Frente Amplio (FA), jeune coalition de petits partis de gauche née dans la foulée des luttes étudiantes de 2011, en acceptent l’idée. La majorité de l’opposition « a capitulé sans honneur face à la droite, qui l’a intimidée en brandissant la menace de l’effondrement de l’État de droit et d’un éventuel coup d’État militaire », estime le journaliste Manuel Cabieses (6).

Dans un premier temps, des voix s’élèvent pour dénoncer un accord signé sur le dos du peuple mobilisé. Mais les appels à la démission de M. Piñera faiblissent peu à peu. C’est qu’une partie de la gauche voit dans la perspective du référendum, qui se tient en octobre 2020, une occasion rêvée de remettre en question un régime ultraprésidentialiste et néolibéral, d’imaginer des institutions plus participatives et plus démocratiques, de penser la renationalisation du cuivre, du lithium ou de l’eau, de façonner un État plurinational qui reconnaisse les droits des peuples indigènes… Le jour du scrutin, seuls la moitié des électeurs se déplacent ; 78 % des votants se prononcent pour une nouvelle Constitution, et 79 % de ceux-là, pour une assemblée élue au suffrage universel direct. Rendez-vous le 11 avril, donc, pour élire les membres de la convention constitutionnelle.

Indéniablement, un nouveau cycle politique s’ouvre. En deux cents ans d’histoire républicaine, le Chili n’a connu de Constitutions que rédigées par l’oligarchie. Cette fois, grâce à de longues tractations au Congrès, l’assemblée sera totalement paritaire (une première mondiale !) et elle intégrera des sièges réservés aux peuples originaires, quoique pas en proportion de ce qui avait été exigé par les concernés. À l’issue d’un processus délibératif de neuf à douze mois, la nouvelle « Carta Magna » sera, de plus, à nouveau soumise à approbation par référendum. Alors, victoire ? Oui. Mais pour qui ?

Après avoir senti le vent du boulet, M. Piñera a repris la main : hier incarnation de tous les dysfonctionnements du pays, le voici garant de sa mutation. Les institutions sont revenues au centre du débat public. Le 11 avril 2021, en même temps que la Constituante, se tiendront des élections municipales et régionales. Dans la foulée, une élection présidentielle devrait aussi accaparer les médias (le premier tour est prévu pour novembre). Certes, l’aile dure de la coalition présidentielle est outrée à l’idée de voir la grande œuvre constitutionnelle du général démantelée. Pourtant, si la droite a tant insisté pour parler de « convention » (et pas d’assemblée constituante), c’est que le nouvel organe élu va délibérer au sein d’un périmètre délimité par une commission technique préparatoire. Un exemple : les constituants ne pourront pas remettre en question les traités internationaux (et donc les accords de libre-échange).

Chaque article proposé devra être approuvé par une majorité qualifiée des deux tiers, donnant ainsi une minorité de blocage à la droite, surtout dans un contexte où celle-ci est unie, alors que le centre et la coalition de la gauche parlementaire (autour du PC) n’ont pu se mettre d’accord sur des listes communes. Enfin, la possibilité d’une présence notable de candidats issus des mouvements sociaux a été écartée : les normes électorales ont été calquées sur le scrutin proportionnel plurinominal des législatives, qui favorise les pactes électoraux et surreprésente les listes arrivées en tête.

Minorités de blocage pour la droite

De toute façon, ceux qui seraient parvenus à faire parrainer leur candidature en dehors des partis n’auront droit qu’à… une seconde de temps d’antenne chacun pour la campagne officielle télévisée. Les organisations dites « représentatives » conservent ainsi le monopole et disposeront de plusieurs centaines de milliers de dollars chacune (jusqu’à 800 000 pour l’UDI), tandis que 1 700 dollars seront généreusement attribués aux candidats militants… On comprend que Mme Carrillo fulmine et que, autour d’elle, on dénonce une législation « au service des patrons ». D’autant qu’en parallèle la répression policière ne s’est pas tarie. Elle a été particulièrement intense durant le mois de mars, à quelques semaines du scrutin et alors que le pays entrait dans un nouveau confinement menaçant l’agenda électoral.

Cependant, pour Mme Carrillo comme pour l’écologiste Lucio Cuenca, le syndicaliste Luis Mesina ou encore l’avocate féministe Karina Nohales, la décision prise reste la bonne. Sans illusions, d’ailleurs. Le combat sera long : un pied dans le mouvement social, l’autre dans l’arène constitutionnelle qui s’entrouvre. « Nous avons construit et défendu nos revendications dans la rue et dans la lutte pour faire entendre notre voix et nos programmes lors de la convention, déclare Mme Nohales. Parce que notre voix ne peut être déléguée, nous appelons aujourd’hui à un vote indépendant des partis qui ont administré le néolibéralisme (7).  »

D’autres sont beaucoup plus critiques sur cette participation et affirment que le piège d’une Constituante façonnée selon les vœux des puissants est en train de se refermer sur la lutte menée depuis octobre 2019. Ces élections ne feraient que redonner un vernis démocratique au système — changer la Constitution pour que rien ne change, en quelque sorte. C’est peu ou prou ce qu’expliquait, fin 2020, le ministre des affaires étrangères Andrés Allamand. Cherchant à rassurer tous ceux qui craignaient que la nouvelle Constitution ne « refonde » le Chili, l’ancien apôtre de la dictature analysait ce qu’il considérait comme une « erreur gravissime ». Au contraire, expliquait-il : le nouveau texte permettrait de « maintenir, sans le moindre doute, certains des piliers essentiels du développement économique chilien, tels que le respect de la propriété privée, l’initiative individuelle et le traitement non discriminatoire entre les investisseurs nationaux et étrangers » (8).

Selon les dernières estimations, les secteurs conservateurs ont tout lieu de se réjouir : avec plus de 40 % des sièges, ils devraient être assurés de garder de confortables minorités de blocage à la convention, tandis que la gauche (autour du PC et du FA) n’atteindrait pas les 20 % et que les indépendants resteraient en dessous des 5 %. Porté par la réussite de la campagne vaccinale contre le Covid-19, M. Piñera remonte même — faiblement — dans les sondages. Certains de ses amis se prennent à rêver d’une nouvelle victoire à la présidentielle fin 2021. À moins que le communiste Daniel Jadue ne la lui ravisse ou qu’une nouvelle révolte populaire ne vienne tout remettre en jeu ?

Franck Gaudichaud

Professeur en histoire et études latino-américaines à l’université Toulouse Jean-Jaurès, coordinateur de l’ouvrage collectif Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un âge d’or, Presses universitaires de Rennes, 2021.

Notes :
(1) Lire « Marée féministe au Chili », Le Monde diplomatique, mai 2019.

(2) Lire « Au Chili, les vieilles lunes de la nouvelle droite », Le Monde diplomatique, mai 2011.

(3) Lire Luis Sepúlveda, « Chili, l’oasis asséchée », Le Monde diplomatique, décembre 2019.

(4) CNN Chile, 20 octobre 2019.


(6) Manuel Cabieses Donoso, « Caperucita roja y la derecha feroz », Diario y Radio U Chile, 18 janvier 2021.


(8) Rocío Montes, « Andrés Allamand : “Sería un gravísimo error que Chile se refundara en la nueva Constitución” », El País, Madrid, 14 novembre 2020.