28 avril, 2021

CHILI. LES POLICIERS INFILTRÉS, TÉMOINS, JUGES ET PARTIES

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    PHOTO JOHAN ORDONEZ / AFP

Au terme d’un procès emblématique de la répression qui s’est abattue sur la révolte sociale de 2019, trois jeunes Chiliens encourent des peines de 7 ans et demi et 15 ans de prison.

par Rosa Moussaoui  

DESSIN FRANCISCO PERÓ

leurs vies ont basculé le 14 novembre 2019, lorsqu’ils ont été arrêtés après la dispersion d’une marche de protestation, place de la Dignité, à Santiago du Chili. Le pays était alors ébranlé par une révolte sociale explosive, allumée un mois plus tôt par la hausse du prix du ticket de métro. Toute une jeunesse s’était insurgée, clamant son aspiration à d’autres formes de vie que celles promises par les limbes d’un système néolibéral hérité des années de dictature. Au moment de leur interpellation, Jesus Zenteno Guiñez (22 ans), Benjamin Espinoza (19 ans) et Matias Rojas (19 ans) étaient filés depuis deux jours. Des policiers en civil avaient même perquisitionné, sans mandat, le domicile de Matias, promettant à sa mère de défoncer sa porte si elle persistait à exiger des documents attestant de la légalité de leur démarche.

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L’usage de « preuves illégales »

L’avant-veille de l’arrestation des trois étudiants, des incendies s’étaient déclarés en marge des manifestations, dans l’enceinte de l’hôtel Principado de Asturias, sur un chantier voisin et aux abords de la station de métro Baquedano. Les jeunes gens sont accusés d’avoir fabriqué et lancé des ­cocktails Molotov à l’origine de ces feux. Problème : toute l’accusation, criblée d’innombrables incohérences, repose sur les seules images tournées par des policiers infiltrés, principaux témoins à charge dans le procès qui s’est clos le 20 avril. Incarcérés depuis plus d’un an, ces jeunes prisonniers politiques n’ont finalement pas été reconnus coupables du « crime d’incendie » pour lequel le parquet avait d’abord requis 25, 29 et 24 ans de réclusion. Mais ils ont été jugés coupables de « fabrication et lancement de dispositifs incendiaires » ; ils encourent pour ces chefs d’accusation des peines de 7 ans et demi de prison pour Matias Rojas et 15 ans de prison pour ­Benjamin Espinoza et Jesus Zenteno. Les sentences seront prononcées ce 10 mai.

« Ce qu’ils font avec ces jeunes est extrêmement injuste : le gouvernement veut les faire passer pour des criminels et des terroristes, alors que ce sont des étudiants. Tout ce qu’ils voulaient, c’était la justice, l’égalité dans la société et pour tous », s’est indignée entre deux audiences ­Jovita Guiñez, la mère de Jesus Zenteno. Les avocats de la défense, quant à eux, ­dénoncent l’usage de « preuves illégales », des images « manipulées », une version policière « incohérente ».

Au cœur de l’accusation : le témoignage de David Gaete, un lieutenant de la direction du renseignement policier, qui dirige une équipe d’Intra Marchas, ces unités spéciales des carabiniers dédiées à l’infiltration des manifestations. Habillés en civils, le visage souvent dissimulé par des foulards, ces agents, plutôt jeunes, passent inaperçus dans la foule des manifestants. Ils sont officiellement chargés de repérer et d’arrêter les auteurs de violences lors des mouvements sociaux. Mais pour les détracteurs de ce corps controversé, ses membres ne se privent pas d’inciter eux-mêmes à des violences pour mieux accabler, ensuite, les protestataires. Le 12 novembre, selon ses dires, Gaete aurait ainsi croisé Benjamin Espinoza avec « une bouteille en verre dans sa main droite ». Des images dont les séquences ont été remontées pour coller à l’accusation montrent ensuite un individu lançant un engin incendiaire vers un monticule de débris, sur le chantier. Les flammes s’éteignent aussitôt. La séquence s’achève sur un autre départ d’incendie. Jamais le jeune homme n’apparaît en train de mettre le feu à un engin de chantier, des faits dont il est pourtant accusé.

Aucune image accusant les étudiants

Le même jour, à 19 h 30, soutient Gaete, des manifestants sont entrés dans l’hôtel Principado de Asturias, avant de monter les escaliers jusqu’au quatrième ou au cinquième étage, où les accusés seraient entrés dans une chambre pour y jeter des cocktails ­Molotov. La scène n’a pas été filmée, il n’existe donc aucune image accusant les étudiants : il faisait trop sombre, justifie le principal témoin de l’accusation. Les images de vidéosurveillance, elles, ont été détruites…

C’est encore un policier des Intra Marchas qui charge Jesus Zenteno : Juan Borquez Calderon aurait vu deux personnes lancer des cocktails Molotov vers la station de métro Baquedano. Suspects aussitôt perdus de vue, de l’aveu même de cet agent. La « cible » n’a été confirmée que le lendemain, par David Gaete, au terme d’un contrôle d’identité. Pour Lorenzo Morales, Rodrigo Roman et John Maulen, avocats de la défense et membres de l’ONG ­Defensoria Popular, la conduite même de cette équipe de policiers est « illégale ». « La police dans un État démocratique ne peut agir seule, sans l’ordre préalable d’un juge. Le Code pénal prévoit l’utilisation d’agents infiltrés uniquement sur autorisation d’un juge », fait valoir Morales. Et si les policiers cités comme témoins ont pris les jeunes accusés en flagrant délit, pourquoi n’ont-ils pas immédiatement procédé à leur arrestation ? Pourquoi ces longues filatures après les faits ?

Dans cette affaire, aucune preuve matérielle n’est venue étayer les images présentées au procès et les récits des 35 témoins à charge, dont 32 sont des fonctionnaires de police. L’un d’entre eux est allé jusqu’à affirmer, à la barre, avoir senti une « odeur de diluant » en reniflant des objets saisis sur Benjamin Espinoza. L’expertise du laboratoire des carabiniers indique pourtant que « la présence de déchets liquides inflammables dérivés du pétrole n’a pas été détectée » sur les suspects, ni sur leurs affaires. Entre octobre et décembre 2019, au plus fort du soulèvement populaire, quand la répression faisait 26 morts et 11 564 blessés, la police chilienne avait procédé à 30 000 arrestations ; 2 500 protestataires ont fait l’objet de poursuites judiciaires.

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