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PHOTO MARTIN BERNETTI À 35 ans, l'ancien leader étudiant vient d'emporter l'élection présidentielle chilienne. Il est le catalyseur d'une nouvelle génération et fait rêver jusque dans les rangs de La France insoumise de Mélenchon. [Valeurs actuelles / « L’extrême droite est une vision du monde, pas un programme »]
Par Antoine Colonna rédacteur en chef Monde à Valeurs actuelles
ANTOINE COLONNA CAPTURE D'ÉCRAN |
l’odeur d’un orage marin à l’autre bout du monde, des eaux déchaînées par une tempête furieuse, le détroit de Magellan, un phare dressé au milieu de nulle part. Cela aurait pu être le thème d’une chanson de métal, genre qu’il affectionne, mais c’est l’image de l’un des trois tatouages que porte le nouveau président élu, au Chili, le 19 décembre dernier. « C’est un endroit où j’irai vivre un jour, mais pour l’instant, c’est lui qui vit en moi », plus précisément sur son avant-bras gauche, explique-t-il au sujet de ce tatouage. Les deux autres, également signés de l’artiste féministe chilienne Yumbel Góngora, évoquent aussi la région natale de Gabriel Boric, la Patagonie, chère à Jean Raspail, qui marque la pointe sud du Chili et du continent sud-américain.
La gauche française envoie ses émissaires
Mais c’est un autre Français qui aujourd’hui se réjouit le plus de la victoire de son « camarade de lutte ». Jean-Luc Mélenchon tweetait, débordant d’enthousiasme : « Au #Chili l’extrême droite en déroute. Notre candidat en tête au premier tour devant toute la gauche l’emporte largement. Vive Boric nouveau président du Chili ! » Pour faire bonne mesure, une « délégation internationale » de La France insoumise (LFI) faisait également le déplacement sur place pour saluer la victoire des compañeros chiliens. Histoire de se donner un petit frisson de la grande époque où toute la gauche française défilait du Santiago d’Allende à La Havane de Castro.
Mieux encore, l’Humanité a aussi envoyé, dans un beau cadre, sa “une” du jour de l’élection à Gabriel Boric, dans l’espoir de lendemains qui pourraient chanter également de ce côté de l’Atlantique. De fait, la gauche française, créditée de moins de 25 % des intentions de vote, peine à convaincre. Instinctivement, elle cherche cette énergie dans le Nouveau Monde et Boric est en effet un modèle intéressant. Il a réussi l’union des gauches et la mobilisation de la jeunesse, deux des talons d’Achille de LFI et de ses pairs français.
Le jeune leader chilien – il a juste l’âge légal pour se porter candidat – a effectivement réalisé une campagne exemplaire. Étant arrivé deuxième du premier tour, dépassé par son adversaire libéral-conservateur, José Antonio Kast, qui recueillait 27,9%, contre 25,8 %, le second tour s’annonçait loin d’être une promenade de santé pour lui. Aucun candidat arrivé en deuxième position n’avait jamais été élu à La Moneda, le palais présidentiel chilien. Le candidat de la droite, se réclamant de l’héritage de Pinochet et de Donald Trump, disposait quant à lui d’une base solide. Les classes aisées de la capitale et la province étaient globalement acquises à son programme « ordre, justice et sécurité ».
Mais dans les quatre semaines qui ont séparé les deux tours, Boric est allé chercher les électeurs un par un, faisant monter la participation à près de 56 %, un record depuis 2012, date à laquelle le vote a cessé d’être obligatoire. Résultat des courses, le candidat de la gauche unie l’emporte largement avec 55,9 % des suffrages, contre 44,1 % pour Kast. Il l’emporte également dans 11 des 16 districts du pays, avec des pics à plus de 70 % dans des quartiers à forte majorité ouvrière.
En faculté de droit, Boric est entré en politique par la porte du militantisme étudiant. Il a été, en 2011, l’une des principales figures du mouvement de contestation universitaire. Trois ans plus tard, il décrochait son premier mandat électoral en entrant à l’Assemblée nationale. En 2019, on le retrouve bien sûr au cœur de la grande révolte qui a secoué tout le pays pendant deux mois. Des manifestations massives qui vont faire reculer le président Sebastián Piñera. Le député sera aussi parmi les négociateurs d’un accord avec le gouvernement. Un positionnement qui lui a valu une agression physique de l’extrême gauche locale, en plein Santiago, crachats et jets de bouteilles de bière à la clé.
«le Chili avait été le berceau du néolibéralisme, il en sera le tombeau »
Quoi qu’il en soit, le gouvernement accepte l’idée d’un référendum posant la question de la modification de la Constitution, héritage du régime d’Augusto Pinochet, gagné par le “oui” à 78 % en octobre 2020. L’Assemblée constituante élue dans la foulée travaille sur un nouveau texte, qui devra cependant être adopté par une majorité des deux tiers, avant d’être examinée par un Conseil constitutionnel. Fort de ce mouvement de fond, bien installé dans la jeunesse et les grandes villes du pays, Boric va gagner la primaire de la gauche, en juillet dernier, et prendre la tête de la coalition Apruebo Dignidad (“J’approuve la dignité”), qui inclut le Parti communiste chilien, battu lors du duel interne.
C’est ainsi que Gabriel Boric a construit patiemment sa victoire de décembre dernier. Une victoire sans appel, avec 1 million de voix d’avance, immédiatement reconnue par son adversaire Kast, qui a déclaré : « Je viens de parler à Gabriel Boric et l’ai félicité pour son grand triomphe. Il est aujourd’hui le président élu du Chili et mérite tout notre respect et notre collaboration constructive. Le Chili passe toujours en premier. »
L’installation d’une nouvelle gauche Woke
Dès l’annonce des résultats, les rues de la capitale se sont emplies d’une foule très importante, les Klaxon des voitures peinant à couvrir le chant El Pueblo Unido Jamás Será Vencido ! (“Le peuple uni ne sera jamais vaincu !”) l’hymne historique du gouvernement d’Unité populaire de Salvador Allende, symbole de la gauche latino- américaine renversé par le coup d’État de Pinochet favorisé par les États-Unis au cœur de la guerre froide.
Autour du vainqueur du jour, c’est une nouvelle jeunesse qui faisait la fête. Une jeunesse très citadine, “millennial” et un peu woke, travaillée par les thématiques du moment, exacerbées par la situation de l’Amérique latine en général et du Chili en particulier. La présence des mouvements revendicatifs féministes, des groupes indigènes mapuches du sud du pays et LGBT était très visible. Ces nouveaux électeurs, que l’on retrouve dans tout le monde occidental et qui sont la nouvelle gauche, sont également très sensibles aux thèmes de l’écologie et de l’immigration.
On est effectivement loin de la jeunesse révolutionnaire du temps de la dictature Pinochet. Il s’agit ici d’une jeunesse qui, à l’instar de son champion, est atteinte de nombreux troubles psychologiques dont beaucoup ont été accentués par les mesures de confinement adoptées dans la crise du Covid. C’est avec eux que Boric, qui épisodiquement souffre de troubles obsessionnels compulsifs, va devoir compter pour mettre en œuvre son programme.
Pour lancer sa campagne, Boric avait affirmé que « le Chili avait été le berceau du néolibéralisme, il en sera le tombeau », sur le plan international, on le connaît aussi pour ses prises de position propalestiennes qui inquiètent en Israël et dans la communauté juive chilienne. Deux points qui sont des thèmes proches de ceux des mélenchonistes. Mais le calque est loin d’être parfait. Boric a souvent manifesté ses réserves quant aux régimes autoritaires comme Cuba. Son modèle politique est dès lors beaucoup plus proche du celui du PSOE espagnol d’un Pedro Sánchez que de LFI.
Un avortement légal, libre, effectué dans de bonnes conditions et gratuit
AMNESTY INTERNATIONAL |
Pour le mandat qui s’ouvre à lui, Boric a de grandes ambitions. Il veut tout d’abord mener à bien la réforme constitutionnelle, qui est l’une des clés des batailles qu’il veut mener. Au programme, le sociétal et l’économique. Pour le premier thème, Gabriel Boric, bien qu’issu d’une famille catholique (d’origine catalane par sa mère et croate par son père, arrivée à la fin du XIXème siècle), se revendique agnostique et poussera à la légalisation de l’avortement. Un avortement « légal, libre, effectué dans de bonnes conditions et gratuit ». Mais plus encore, le grand démocrate veut supprimer l’objection de conscience institutionnelle qui permet aux médecins de refuser de pratiquer un avortement. [La liberté de conscience en tant que droit humain ne peut être attribuée qu’à une personne, et l’objection de conscience est donc une décision purement personnelle, et jamais institutionnelle.]
Sur le plan économique, le nouveau président veut fonder un État providence, dans un pays qui connaît des différences de revenus de plus en plus fortes : 1% des Chiliens détiennent 26,5 % des richesses du pays, ce qui place le pays en tête du classement de l’OCDE à cet égard. Il veut aussi réformer l’actuel mécanisme de retraites basé sur une capitalisation individuelle, le système de santé pour avoir une sécurité sociale calquée sur le NHS britannique et augmenter les moyens accordés à l’éducation. Des réformes que celui qui prendra ses fonctions le 11 mars prochain veut cependant raisonnables : « Il y aura plus de droits sociaux, mais nous le ferons en restant fiscalement responsables. »
Malgré sa brillante élection, Boric est loin d’avoir carte blanche. Avec les nouvelles chambres, Assemblée et Sénat, qui prendront leurs fonctions en même temps que lui, il ne dispose pas de majorité pour ses réformes. Les médias et les marchés lui sont plutôt hostiles, une chute de 6,83 % a été enregistrée à la Bourse de Santiago au lendemain de son élection. Un panorama qui pourrait aboutir à un blocage de la situation politique chilienne. Un scénario explosif si l’on en juge par l’état de l’économie et l’exaspération de plusieurs secteurs de la société, encore aggravés par la crise du Covid et l’ampleur des manifestations de 2019.