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PHOTO JUSTINE FONTAINE |
Reportage À Santiago, l’église du Sacré-Cœur-de-Jésus s’est retrouvée au centre d’un scandale en 2011, lorsque son curé, Fernando Karadima, a été reconnu coupable d’agressions sexuelles sur mineurs avec violence et abus de son autorité ecclésiastique. Aujourd’hui, la paroisse tente d’aller de l’avant, sans pour autant faire table rase du passé.
Gilles Biassette, envoyé spécial, Santiago (Chili)
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DESSIN ENEKO |
bordée de platanes et d’arbres qui, aux beaux jours, font profiter les résidents de leurs fleurs blanches et roses, l’avenue El Bosque est une large artère agréable de Santiago. Le centre-ville et le palais présidentiel de la Moneda ne sont qu’à quelques stations de métro de là, mais le nom de l’avenue et des rues qu’elle croise – rue des Dahlias, rue des Hortensias – rappelle le caractère bucolique des lieux, terre d’élection de la haute société chilienne dans la deuxième partie du XXème siècle.
Avec sa croix imposante et son haut clocher rouge pointant dans le ciel bleu de Santiago, une grande église se distingue de loin. C’est un repère du quartier. L’église du Sacré-Cœur-de-Jésus est d’ailleurs également connue de tous sous le nom d’église El Bosque. À l’intérieur, le nombre des bancs a été limité, pandémie oblige, mais des habitants, des familles se rendent à la messe comme à l’accoutumée, en prenant soin de respecter les règles sanitaires.
Cette paroisse paisible semble être une paroisse comme toutes les autres de la capitale chilienne. Plus grande, certes – elle occupe l’équivalent d’un pâté de maisons –, plus prospère sans doute, point cardinal de Providencia, qui fut l’un des quartiers les plus chics de Santiago jusqu’aux années 1990, quand les maisons ont laissé place à des immeubles élégants pour accueillir les nouvelles classes moyennes. Mais ces apparences sont trompeuses. « Quand je fais mon sermon le vendredi et que je parle de repentir, d’expiation, tout le monde sait à quoi, et à qui je fais allusion », explique le père Carlos Eugenio Irarrazaval, curé de la paroisse.
Un absent trop présent : Fernando Karadima
Cet absent bien trop présent, c’est son prédécesseur, Fernando Karadima, reconnu coupable d’agressions sexuelles sur mineurs avec violence et abus de son autorité ecclésiastique en 2011, avant d’être définitivement renvoyé de l’état clérical en 2018 par le pape François. Il est décédé en juillet 2021, sans avoir jamais été jugé par la justice chilienne : les faits qui lui étaient imputés, remontant aux années 1980 et 1990, étaient prescrits.
PHOTO SEBASTIAN SILVA / EPA |
Le père Carlos Eugenio Irarrazaval a eu la lourde responsabilité de lui succéder, en 2011. « Quand je suis arrivé, j’ai trouvé une paroisse fortement divisée, entre les victimes, d’une part, et ceux, d’autre part, qui ne voulaient pas les croire, se souvient-il. C’était une situation terrible, car l’emprise de Fernando Karadima était très forte. Il exerçait une forme de contrôle sur de nombreux fidèles. » Le curé rappelle le poids que son prédécesseur pouvait avoir jusque dans la vie privée de jeunes adultes, leur déconseillant, par exemple, de fréquenter telle ou telle femme. « À mon arrivée, j’ai remis Dieu au centre de la paroisse, explique le père Irarrazaval. Pas moi, pas le curé. Dieu. »
Une paroisse devenue le symbole de la crise de l’Église chilienne
Au cours de ces années, le curé s’est aussi attaché à protéger la paroisse, pour mieux l’aider à tourner la page. L’église du Sacré-Cœur-de-Jésus était devenue, à elle seule, le symbole de la crise qui frappait l’Église chilienne, une institution jusque-là très respectée en raison de son rôle aux côtés des familles de disparus pendant la dictature. « S’il y a eu autant d’attention à cette paroisse, attention médiatique en particulier, mais aussi politique, c’est aussi parce qu’elle représentait trois choses : les quartiers aisés, une foi traditionnelle, et la droite, lâche-t-il. Certains ont même estimé qu’il fallait détruire l’église, pour en faire un mémorial ou même des logements sociaux. On voulait nous punir. »
Le prêtre affirme que les médias chiliens se sont moins intéressés à des figures de l’Église proches de la gauche et également mises en cause. Comme Enrique Moreno Laval, un temps prisonnier au stade national après le coup d’État contre Salvador Allende en 1973, engagé au côté des victimes de la dictature, et suspecté d’abus sur mineurs avant de décéder en 2018. Ou encore Cristian Precht Bañados, l’un des fondateurs, en 1976, du vicariat de la solidarité, organe créé par l’Église catholique chilienne pour assister les victimes du régime d’Augusto Pinochet.
Ardent à défendre sa paroisse, le curé du Sacré-Cœur-de-Jésus n’échappe pas toujours à la controverse. Pour certains, il semble enclin à vouloir tourner la page un peu vite. En 2019, il avait été nommé évêque auxiliaire du diocèse de Santiago, mais le Vatican n’avait pas tardé à faire machine arrière. Interrogé peu après sur les abus sexuels, il avait qualifié cette crise de « plat réchauffé », arguant que l’Église devait désormais se tourner vers l’avenir.
→ RELIRE. Scandale des abus sexuels : démission en bloc des évêques chiliens
Une déclaration qui avait provoqué l’ire de l’opinion publique, dans un pays frappé de plein fouet par une crise d’une telle ampleur qu’elle avait poussé l’intégralité des évêques chiliens à la démission en mai 2018. La réaction n’avait pas tardé : vingt-quatre jours seulement après sa nomination par le pape au poste d’auxiliaire du diocèse de Santiago du Chili, Mgr Carlos Eugenio Irarrazaval avait été contraint de démissionner.
Une crise de confiance en plein débat sur l’avenir du Chili
Plus d’une décennie après les révélations concernant Fernando Karadima, l’Église chilienne, en tant qu’institution, a beaucoup perdu de son autorité. Une évolution qui intervient alors même que le pays est engagé dans une profonde réflexion sur son avenir : depuis plusieurs mois, une assemblée élue l’an passé travaille à la rédaction d’une nouvelle Constitution, qui sera soumise à la population à l’occasion d’un référendum cette année. Dans ces débats, où il est question de tous les sujets qui agitent les sociétés sud-américaines (avortement, inégalités, accès à l’eau, rôle des femmes, place des minorités, etc.), l’Église catholique est un absent de marque.
PHOTO TIZIANA FABI / AFP |
Pour José Andrés Murillo, l’une des trois victimes de Fernando Karadima ayant porté l’affaire devant la justice, l’Église catholique chilienne paie le prix non seulement des abus, mais également de la façon dont elle a réagi à ces affaires. Directeur d’une fondation qu’il a créée en 2010, Para la confianza, pour lutter contre la pédocriminalité et la violence contre les enfants, il suit de près ces questions à l’échelle mondiale, et plus encore en France, où il a étudié. Et mesure les différences.
« La réponse de la conférence épiscopale au Chili a été diamétralement opposée à celle des évêques de France, où l’Église a fini par reconnaître et assumer la responsabilité institutionnelle des abus sexuels, déplore-t-il. Il y a quelques semaines encore, la conférence épiscopale chilienne a publié un document dans lequel elle insiste sur la responsabilité individuelle, non institutionnelle, et nie toute idée de réparation. »
Se réconcilier avec la société est le grand défi de l’Église chilienne. Une tâche plus impérative encore avec les nouvelles générations : une enquête menée en décembre par l’université Diego-Portales indiquait que l’Église catholique était l’institution qui suscitait le plus de rejet (67 %) auprès des 18-29 ans.
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Le pape François face à la crise de l’Église au Chili
Janvier 2018. Latente depuis plusieurs années, la crise de l’Église au Chili éclate au grand jour à l’occasion du voyage du pape François dans ce pays. Le pape prend alors la défense de l’évêque d’Osorno, Mgr Juan Barros, accusé d’avoir passé sous silence des abus sur mineurs dont il aurait été témoin de la part d’un prêtre, Fernando Karadima, effectivement condamné en 2011 dans un procès canonique. Le pape décide finalement de confier une enquête à Mgr Charles Scicluna, archevêque de Malte.
Mai 2018. Convocation à Rome de l’ensemble des évêques chiliens après le rapport d’enquête de Mgr Scicluna. Tous remettent leur démission à François, qui en accepte d’emblée sept, dont celle de Mgr Juan Barros.
27 septembre 2018. Fernando Karadima est renvoyé de l’état clérical par le pape François.
5 février 2020. Nomination d’un nouvel évêque pour le diocèse d’Osorno, Mgr Enrique Concha Cayuqueo. Depuis la renonciation en bloc des évêques chiliens en 2018, le pape François a renouvelé environ 20 % de l’épiscopat du pays.
24 mars 2021. Juan Carlos Cruz, victime de Fernando Karadima et lanceur d’alerte, est nommé à la Commission pontificale pour la protection des mineurs.
À découvrir Chili : décès de Fernando Karadima, ancien prêtre coupable de multiples abus sexuels
L’ancien curé de la paroisse d’El Bosque, un quartier riche de Santiago, avait été renvoyé de lire la suite
#Chili, #pédophilie, #Amérique latine, #l'Église face aux abus sexuels