On les a surnommés les « pingouins » par référence à leurs uniformes bleu marine et à leurs chemisiers blancs de collégiens. Ils ont 17 ans. Ils ont grandi en démocratie. Pour eux, la dictature militaire (1973-1990) et le général Augusto Pinochet, c'est du passé. Pourtant, ils accusent : « Peu importe que ce soit une femme. Nous ne croyons pas dans les politiciens. Nous n'attendons rien de Michelle Bachelet. » Le ton intolérant de Maria Jesus Sanhueza et de Max Mellado contraste avec leurs sourires d'adolescents. Ils sont les principaux dirigeants de la révolte étudiante qui a ébranlé Michelle Bachelet, quelques mois seulement après l'arrivée au pouvoir de la première femme élue présidente du Chili.
Que reprochent-ils à ce gouvernement socialiste? Tout bonnement de recourir à des méthodes «dictatoriales » : « 2 500 collégiens ont été interpellés en mai, 100 ont été expulsés de leur collège» , dénonce Maria Jesus, qui a été mise à la porte de son école à cause de son militantisme.
Les portables n'arrêtent pas de sonner. Une réunion est aussitôt organisée, ce 26 octobre, Plaza Italia. Les rassemblements ont été interdits dans le centre-ville mais les collégiens se retrouvent dans leurs quartiers. « Avec nos portables, Internet et MSN nous communiquons rapidement. Les adultes sont dépassés !» , se réjouit Max, fier que leur mouvement ait déjà entraîné la chute de trois ministres.
Il réclame que l'Etat reprenne en charge l'éducation, privatisée par Pinochet. Toutes les universités sont payantes. « Le salaire minimum est de 120 000 pesos et une université coûte 200 000 pesos par mois» , souligne Max. Le gouvernement s'est engagé à réformer la loi sur l'éducation. « Dans combien de temps ?» , s'exclame Maria Jesus, qui annonce la tenue d'un congrès national des étudiants, fin novembre.
Tout a commencé à la fin avril. Des centaines de milliers d'élèves du secondaire sont descendus dans les rues à travers le Chili pour dénoncer, entre autres, la mauvaise qualité de l'enseignement et les inégalités entre le privé et le public. Ils réclamaient la gratuité des transports pour les écoliers et celle du baccalauréat. Baptisée « la révolte des pingouins» , par plaisanterie, cette fronde inédite a surpris tout le monde, à commencer par la présidente socialiste, qui avait pris ses fonctions le 11 mars.
Pour la première fois depuis seize ans, un gouvernement de la Concertation démocratique - la coalition de centre-gauche regroupant démocrates-chrétiens, socialistes et radicaux, au pouvoir depuis le retour de la démocratie - affrontait une vaste protestation sociale. Le mouvement bénéficiait, selon les sondages, d'un soutien populaire de 83 %.
Depuis le retour de la démocratie en 1990, la pauvreté a certes été réduite de moitié et le budget de l'éducation a été multiplié par trois. Mais le Chili reste un des pays les plus inégalitaires d'Amérique latine en matière de redistribution des revenus, et l'éducation, moteur de l'ascenseur social, reste peu accessible aux plus démunis. Pendant un mois, les monômes ont peu à peu pris de l'ampleur, avec le soutien des parents. Le 30 mai, une manifestation à Santiago du Chili a été durement réprimée. Plusieurs centaines d'étudiants ont été interpellés. Les images montrant des policiers battant des écoliers et des journalistes ont suscité une vive émotion. Mme Bachelet, 55 ans, qui avait été torturée pendant la dictature, s'est indignée, qualifiant de « légitimes» les revendications des étudiants. Elle a limogé le chef des forces spéciales de la police.
Cette mère de famille divorcée, qui a élevé seule ses trois enfants, a dû inaugurer, par la force, le « style citoyenne» qu'elle avait prôné pendant sa campagne électorale. Elle n'a accédé aux demandes des écoliers qu'en partie, mais suffisamment pour que leurs parents soient satisfaits.
Le transport gratuit et des bourses ont été accordés aux plus démunis. Michelle Bachelet a également promis une réforme de l'enseignement garantissant une éducation de qualité. Une commission d'experts, de représentants sociaux et d'étudiants a été créée. La présidente socialiste a refusé en revanche de céder aux exigences des collégiens qui demandaient une représentation de 51 % au sein de ladite commission.
Malgré l'ouverture du dialogue, les protestations se sont poursuivies pendant le mois de juin avec deux grèves nationales successives, à l'appel des écoliers, soutenus par des étudiants universitaires, le syndicat des professeurs (100 000 adhérents) et des organisations sociales, qui ont paralysé les établissements scolaires. « Nous sommes pratiquement le dos au mur» , confessait, à l'époque, le ministre de l'intérieur, Andres Zaldivar.
La présidente socialiste a publiquement réprimandé ses ministres : « J'ai besoin d'un gouvernement qui anticipe les problèmes et ne se contente pas de réagir.» Puis, elle a procédé, fin juillet, à un remaniement du gouvernement. Les ministres de l'éducation, de l'intérieur et de l'économie ont été remplacés.
Les « pingouins» avaient gagné. Les occupations de collèges ont cessé, les lycéens ont repris le chemin de l'école. Mais le calme social n'est pas revenu pour autant. Des manifestations continuent d'éclater sporadiquement. En septembre, des grèves partielles ont été lancées par des syndicats des professeurs, des travailleurs de la santé et des agents du fisc, qui réclament des augmentations de salaires. A la mi-octobre, des incidents ont éclaté à Santiago entre manifestants et forces de l'ordre. Des cocktails Molotov ont explosé dans le patio de la Moneda, le palais présidentiel. Mme Bachelet a durci le ton, dénonçant « ceux qui veulent imposer le crime, la violence ou le vandalisme» .
« Il y avait des manifestants masqués» , déplore, de son côté, le ministre de l'intérieur, Belisario Velasco, qui entend « réprimer les excès pour défendre l'ordre public» . « Ce sont les services de renseignement qui cherchent à nous infiltrer» , assurent les lycéens, dont le front est désormais rongé par les divisions.
« Les « pingouins » ont remporté une victoire en installant le thème de l'éducation sur la place publique» , reconnaît Paulina Veloso, secrétaire générale de la présidence et amie intime de Michelle Bachelet. Son fils, Nicolas Grau, a participé aux mobilisations en tant que président de la Fédération des étudiants du Chili (FECH). « Le mythe selon lequel les jeunes sont apathiques s'est écroulé », note Marta Lagos, qui dirige l'institut de sondages Mori. Elle estime que la révolte étudiante « reflète un malaise plus général, lié à l'exclusion et aux inégalités sociales » .
Selon le Programme des Nations unies pour le développement, le décile le plus riche - 10 % de la population - détient près de la moitié des revenus. « Le phénomène étudiant coïncide avec le discours de Michelle Bachelet, qui a réclamé une plus grande participation des citoyens favorisant l'expression de demandes non satisfaites» , relève l'analyste politique Carlos Pena.
Qualifié de « féminin » pour son ouverture au dialogue, le style Bachelet séduit à l'étranger. Elle fascine les femmes politiques, de Ségolène Royal, qui est allée à Santiago pour l'encourager avant le second tour, jusqu'à Michèle Alliot-Marie, la ministre de la défense, qui a assisté à son investiture, en passant par la chancelière allemande, Angela Merkel, qui lui a promis son soutien au sein de l'Union européenne.
Dans son pays, il en va autrement. Mme Bachelet bénéficie certes de la sympathie des citoyens, mais elle déconcerte les politiciens traditionnels et l'élite économique. La présidente chilienne a été tièdement applaudie, le 25 octobre, au cours du dîner de gala de l'Union industrielle (Sofofa), qui réunit chaque année les plus puissants hommes d'affaires du pays. A les écouter, tout va mal. Et, pourtant, le Chili est prospère. La croissance pour 2006 dépasse 5 %. L'excédent fiscal a atteint un niveau historique grâce au boom des prix du cuivre, la principale exportation. L'ouverture sur le monde a été consolidée par un traité de libre-échange avec la Chine, après ceux signés avec les Etats-Unis et l'Union européenne.
Mais beaucoup d'industriels sont inquiets. Ils rappellent qu'en août les travailleurs de la plus grande mine de cuivre du monde, Escondida, dans le nord du Chili, appartenant au groupe anglo-australien BHP Hilton, ont lancé une grève inédite. Ils reprochent à Mme Bachelet de « manquer d'autorité ». « Elle a tout cédé aux étudiants, c'est la porte ouverte à d'autres revendications et au désordre », martèle l'un d'eux.
Des critiques similaires fusent dans l'opposition et même au sein des partis de la Concertation démocratique au pouvoir. « Le bateau prend l'eau », a lancé Sebastian Piñera, l'homme d'affaires millionnaire, candidat de la droite qui avait mis en ballottage Mme Bachelet en janvier, au premier tour de la présidentielle. La presse a qualifié de « style Mamie» , les atermoiements de la chef de l'Etat face aux lycéens.
En quelques semaines, en mai, la révolte des « pingouins » avait fait chuter de plus de 7 points la popularité de Michelle Bachelet. La présidente chilienne a fait une sorte de mea culpa pour répondre aux critiques lui reprochant d'avoir minimisé la crise étudiante et d'avoir tardé à réagir : « Toute demande ne doit pas être vue comme un problème. Il ne faut pas avoir peur des mobilisations, des protestations et des différences. »
Elle conserve aujourd'hui le soutien de plus de 53 % de la population, soit l'équivalent des votes qu'elle avait recueillis au second tour, le 15 janvier. Il est vrai qu'en neuf mois de gouvernement la présidente socialiste a tenu la majorité de ses promesses électorales, la plupart à caractère social. Pédiatre de formation, elle avait promis un vaste programme de protection sociale en faveur des plus vulnérables. Les soins sont désormais gratuits dans les hôpitaux pour les personnes de plus de 60 ans. Des garderies et des jardins d'enfants se sont ouverts pour faciliter la vie des femmes qui travaillent. Le minimum retraite a été augmenté de 20 % pour les personnes n'ayant pu cotiser ou ayant alimenté insuffisamment leurs plans épargne-retraite, seule couverture disponible. Les réformes de la présidente n'ont pas toutes fait l'unanimité.
Agnostique dans un pays où l'Eglise catholique est toute-puissante et où l'avortement est illégal, elle a légalisé en septembre l'accès à la pilule du lendemain pour les jeunes filles de plus de 14 ans sans le consentement de leurs parents, s'attirant ainsi l'hostilité de la Confédération épiscopale.
Pourtant, « les relations avec l'Eglise sont bonnes, car la présidente Bachelet a fait de la lutte contre les inégalités la priorité de son gouvernement », assure le Père jésuite Tony Mifsud..., avant d'ajouter insidieusement : « Il faut être réaliste, elle n'a pas l'expérience de Ricardo Lagos, qui était un grand homme d'Etat. » M. Lagos, l'ex-président socialiste (2000-2006), a quitté le pouvoir avec plus de 70 % de popularité.
« Le Chili est un pays très conservateur, beaucoup de critiques s'expliquent parce que Michelle Bachelet est une femme. C'est une culture machiste qui ne s'est pourtant pas exprimée dans les urnes », rétorque malicieusement Sergio Bitar, le président du Parti pour la démocratie (PPD), membre de la Concertation démocratique. Analyse confirmée par l'homme de la rue : « On l'attaque parce que c'est une femme, elle est courageuse et charismatique », confie un vendeur de journaux.
« Nous ne la critiquons pas en tant que femme », corrige sereinement Guillermo Teillier, le président du Parti communiste, qui avait appelé à voter pour la candidate socialiste. Il rappelle que le PC a été dirigé pendant de longues années par une femme, Gladys Marin. « Nous ne nous sentons pas floués par Mme Bachelet, nous attendons de voir si elle pourra respecter ses engagements », ajoute le président du PC.
C'est bientôt l'été austral au Chili. La commission d'experts chargée d'étudier une réforme de l'éducation doit remettre ses conclusions le 11 décembre. Les longues vacances devraient constituer une trêve jusqu'à la rentrée de mars. La révolte des « pingouins» a été un coup de semonce. « Les lycéens ont tiré la sonnette d'alarme. Les Chiliens savent qu'ils ont une démocratie solide, et ils vont commencer à réclamer leur part du gâteau », explique Marta Lagos, qui n'écarte pas un Mai 68 chilien.
Un Mai 68 ? « Impensable !», s'exclame Carlos Peña : « Les jeunes qui sont à l'Université appartiennent à une élite économique, les ouvriers vivent beaucoup mieux que dans les années 1970 et 1980, et le Chili est un pays raisonnable, à l'abri de tout populisme.» Reste, pour la présidente, un énorme défi à relever d'ici à la fin de son mandat, en 2010 : promouvoir une plus grande égalité entre les citoyens. Au Chili, la pauvreté frappe encore 18 % d'une population de 16 millions d'habitants.