29 novembre, 2006

LE POIDS DE L'HÉRITAGE PINOCHET

PATRICIA VERDUGO. JOURNALISTE D’INVESTIGATION.

La concertation démocratique (centre-gauche, démocrates-chrétiens et socialistes) est au pouvoir depuis bientôt dix-sept ans, soit le même nombre d'années que la dictature militaire. Pourtant, "elle n'a toujours pas démantelé l'héritage de Pinochet", affirme Patricia Verdugo, journaliste chilienne, respectée pour ses enquêtes sur les violations des droits de l'homme commises par la dictature du général Pinochet.

Cet héritage pesant explique que l'ancien dictateur ne soit jamais condamné dans son pays, dit-elle, mais aussi que le Chili soit un des pays les plus inégalitaires du continent. "Le modèle néolibéral légué par la dictature militaire est toujours en place, avec une vingtaine de groupes économiques qui contrôlent 85 % du PIB, souligne la journaliste. Les hommes d'affaires chiliens continuent de défendre le modèle Pinochet, et les groupes étrangers installés au Chili sont ultraconservateurs parce que cela sert leurs intérêts." "Nous n'avons pas de presse libre et seulement des journaux de droite, constate la journaliste, tous les médias sont contrôlés, directement ou indirectement, par les groupes économiques les plus conservateurs. Toutes les tentatives pour maintenir un journal plus indépendant ont échoué." Elle rappelle qu'en avril 2001 Human Rights Watch mettait en garde contre le fait que la liberté de la presse était très limitée au Chili.

Autre séquelle de la dictature : la faiblesse persistante des syndicats, démantelés jadis par le régime Pinochet : "Seulement 15 % des travailleurs sont affiliés à un syndicat, et le droit de grève n'existe pratiquement pas. En cas de grève, au bout d'un mois, les patrons peuvent engager d'autres travailleurs." Ou encore le système de retraite, "dont les caisses sont entre les mains de quelques groupes privés".

Michelle Bachelet "est pleine de bonnes intentions, mais elle n'a pas le pouvoir, pas plus que ses prédécesseurs", estime Patricia Verdugo. La présidente dispose en effet de la majorité à la Chambre des députés comme au Sénat. Mais certaines réformes nécessitent les 4/7e du quorum. C'est le cas, par exemple, pour réformer le système électoral binominal, lui aussi hérité de Pinochet, qui empêche la représentation des partis minoritaires comme le Parti communiste (7,5 % des votes aux dernières législatives). Pour promouvoir un système proportionnel, la présidente socialiste est donc obligée de négocier avec la droite.

Compte tenu de ces pesanteurs, Patricia Verdugo est sceptique sur le succès des réformes annoncées : "Ouvrir des crèches et des jardins d'enfants est sans doute la mesure la plus révolutionnaire que pourra prendre Michelle Bachelet. Cela coûte 300 millions de dollars à l'Etat, et un peu de social ne gêne pas l'establishment."

En revanche, la journaliste s'interroge sur la position qu'adoptera le gouvernement après l'arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Celle-ci a condamné le Chili pour avoir appliqué l'amnistie, imposée en 1978 par Pinochet, dans le cas d'un disparu sous le régime militaire. Torturée sous la dictature, la présidente socialiste souhaite abolir la loi d'amnistie. Mais le sujet fait polémique à Santiago. Certains refusent qu'un tribunal international influence le Chili. Parmi eux, Patricio Aylwin, le premier président de la transition démocratique.

"C'est fantastique qu'une femme soit arrivée au pouvoir, socialiste de surcroît !", s'exclame la journaliste. Elle s'inquiète toutefois des grands espoirs qu'a fait naître l'élection de Mme Bachelet et qui "ne pourront pas être comblés".

Selon elle, de fortes secousses sociales sont à prévoir car les Chiliens n'ont plus peur de descendre dans les rues : "La peur a disparu après l'arrestation de Pinochet à Londres et le rapport du Congrès américain l'impliquant dans des affaires de corruption."

"Tout n'est pas rose comme le croient les étrangers qui s'imaginent que le Chili est un modèle en Amérique latine", soupire Patricia Verdugo, en comparant le Chili à "un jeu de miroirs où le pouvoir n'est pas entre les mains du chef de l'Etat, mais entre celles des hommes d'affaires".