03 novembre, 2006

ORTEGA, RETOUR EN GRÂCE

Favori de l'élection de dimanche, l'ancien président sandiniste, «candidat des pauvres», a troqué ses préceptes marxistes pour des références catholiques avec lesquelles il espère séduire un électorat plongé dans la misère.

Par Jean-Hébert ARMENGAUD

Le cortège de voitures s'engouffre dans les rues étroites du quartier de Batahola, à Managua. En tête, le camion de la sono diffuse en boucle l'air de Give Peace a Chance de Lennon. Paroles librement adaptées en espagnol : «Ce que nous voulons, c'est du travail et la paix. Ensemble, disons : réconciliation.» Juste derrière la sono, suit le 4 x 4 de luxe du candidat. Des grappes de supporters marchent ou trottinent autour du véhicule, agitent leurs drapeaux rouge et noir, et parfois lancent un «Daniel !» sonore. Assis sur le toit du 4 x 4, Daniel Ortega leur fait le V de la victoire. Il a pris du poids, perdu des cheveux, et la chemise blanche a depuis longtemps remplacé le treillis militaire.


Il y a bientôt trente ans, le 19 juillet 1979, c'était une première victoire, un autre cortège : celui des guérilleros castristes du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) de Daniel Ortega qui entraient dans Managua après avoir poussé vers l'exil, deux jours plus tôt, le dictateur Anastasio Somoza. Onze ans plus tard, en 1990, le FSLN rendait le pouvoir après une élection présidentielle perdue par Daniel Ortega. Onze longues années d'étatisation et de planification avaient ruiné l'économie, mais aussi permis d'immenses avancées sociales, dans la santé ou l'éducation notamment. Onze années marquées en partie par la guerre civile qui opposait alors Managua à la guérilla «contra», financée par Ronald Reagan. Aujourd'hui, l'ex- comandante, toujours secrétaire général du FSLN, est de retour, persuadé de l'emporter à l'élection présidentielle dès le premier tour de ce dimanche.

Ortega a perdu toutes les élections précédentes

Batahola est un quartier populaire de Managua comme tant d'autres. Des rues au bitume défoncé, quand elles ne sont pas de terre boueuse. Des petites maisons basses bricolées, cubiques, laides de trop de briques grises pas mêmes peintes, de parois de planches de bois ou de tôle. La caravane sandiniste met presque deux heures à ratisser Batahola et les quartiers adjacents, son candidat toujours juché sur le 4 x 4. Depuis les perrons, les sympathisants viennent gonfler le cortège. «Daniel est un homme bon, Daniel a du coeur, dit Bertha, une militante sandiniste de la première heure, aujourd'hui fonctionnaire dans la municipalité d'arrondissement (sandiniste) pour 3 000 cordobas par mois (140 euros). Daniel a toujours été avec nous, les pauvres. Daniel est un grand homme et un grand catholique.» Le candidat de l'ancienne révolution sandiniste se présente comme « le candidat des pauvres» et se compare parfois au «Sauveur» Jésus-Christ, qu'il cite à longueur de discours.


Daniel Ortega n'a pas laissé que des bons souvenirs. La droite rappelle le côté sombre de ces années-là, les 33 000 % d'inflation annuelle, la pénurie qui frôle la disette, la censure et l'état d'urgence, les petits paysans qui ne comprennent pas la collectivisation des terres et le contrôle des prix, la dette de l'Etat qui atteindra cinq fois le PIB, l'enrôlement forcé dans l'Armée populaire sandiniste... C'est pour ces raisons qu'Ortega a perdu toutes les élections précédentes, celles de 1990, puis celles de 1996 et 2001. S'il l'emporte dimanche, ce ne sera que grâce à une réforme électorale ­ négociée avec la droite, en 1999-2000, en échange d'une répartition des postes à la Cour suprême, au Conseil électoral, à la Cour des comptes... ­ qui permet au vainqueur du premier tour de rafler la mise avec seulement 35 % des voix et cinq points d'avance sur le candidat arrivé deuxième. Les sondages le donnent autour de ces 35 %, devant une droite pour la première fois divisée entre l'Alliance libérale nicaraguayenne (ALN) et le Parti libéral constitutionnaliste (PLC). «Du coup, paradoxalement, grâce à cette réforme, Daniel Ortega pourrait être élu président alors que les sondages lui donnent son plus mauvais score depuis qu'il a quitté le pouvoir. Il sera alors président, mais président d'une minorité», estime Carlos Fernandez Chamorro, qui dirige le Centre d'information de la communication (Cinco), laboratoire d'analyse politique et sociale.

Carlos Fernandez Chamorro est surtout un ancien du FSLN. Ex-guérillero, il a dirigé, jusqu'en 1994, le journal du parti, Barricada . «Nous voulions à l'époque plus d'autonomie, ne pas être béatement l'organe et le porte-parole du front. Résultat : j'ai été viré avec beaucoup d'autres du jour au lendemain. Le FSLN d'Ortega est toujours aussi vertical que dans les années de guerre. Daniel Ortega ne tolère aucune concurrence à son leadership. Ce n'est plus un révolutionnaire depuis longtemps, c'est un pragmatique : la machine du front doit lui servir à atteindre la présidence, point final.»

Sa femme dirige la campagne électorale, ses fils dirigent les médias

Victor Hugo Tinoco, autre rénovateur, autre ex-guérillero, ancien vice-ministre des Affaires étrangères sandiniste, a lui aussi été «viré» . C'était début 2005. Herty Lewites, ancien maire sandiniste charismatique de Managua ­ décédé en juillet dernier ­, venait d'annoncer sa candidature contre Ortega, aux «primaires» du front pour la présidentielle de ce dimanche. Le 26 février 2005, lors d'un congrès extraordinaire convoqué à la hâte, «Ortega a réussi, en un seul jour, un triple exercice de démonstration d'autoritarisme , raconte Victor Hugo Tinoco. Il a fait annuler le processus des primaires, il a expulsé Herty Lewites et moi-même de la direction nationale du front, et il s'est fait proclamer seul candidat». Les dissidents rénovateurs sont accusés par le congrès «d'abandon des principes anti-impérialistes» . Ils vont aller grossir les rangs du Mouvement de rénovation sandiniste (MRS), crédité aujourd'hui dans les sondages de quelque 10 % des voix. «Daniel Ortega a abandonné tout principe, a éliminé toute possibilité de débat théorique. Il est dans une logique de caudillo familial. Sa femme dirige la campagne électorale, ses fils dirigent les médias proches du front...»


À Batahola, sur le 4 x 4 de campagne, Rosario Murillo, l'épouse de Daniel Ortega, est juste un étage au-dessous du candidat : sur le capot. Sourire lifté, oeillet dans les cheveux, longue tunique colorée. C'est elle qui a choisi Give Peace a Chance comme hymne de campagne et écrit les paroles en espagnol. Quand la caravane se pose enfin, sur une petite place du quartier, et que le meeting commence devant quelques centaines de convaincus, c'est elle qui prend la parole en premier : «Nous changerons le Nicaragua avec le pouvoir de l'amour, parce que l'amour est invincible. [...] Il nous faut remplir ce pays d'amour, de vérité et de lumière.» Elle cède enfin la parole à l'ex- comandante. Il citera une seule fois le mot de révolution : «Le 5 novembre sera une date historique, celle d'une révolution spirituelle...»

47 % des Nicaraguayens survivent avec moins d'un dollar par jour

«Une révolution spirituelle, une révolution de l'amour qui sortira le peuple de la misère, de la faim et du chômage»,
précise le candidat du front. Il ne dit pas comment, mais, sur ce terrain, il a l'avantage. Juste après Haïti, le Nicaragua reste le pays le plus pauvre des Amériques. Pire : la pauvreté augmente à nouveau, après avoir légèrement baissé dans la période «postrévolutionnaire». Au moins 47 % des Nicaraguayens survivent aujourd'hui avec moins d'un dollar par jour, contre 45 % en 2001 et 50 % en 1990 quand le FSLN a transmis le pouvoir à la droite. «Seize ans ont passé, lance Daniel Ortega sur l'estrade de Batahola, ce que les économistes appellent le néolibéralisme avait promis des emplois, de l'éducation, de la santé... Résultat : aujourd'hui, des gamins dans la rue demandent l'aumône pour pouvoir s'acheter des médicaments, tandis que les riches sont toujours un peu plus riches. C'est ce qu'ils appellent le progrès.»


La révolution sandiniste avait presque réussi à vaincre l'analphabétisme mais celui-ci est de nouveau en augmentation (35 % de la population). Les privatisations n'ont pas seulement concerné les entreprises publiques ­ engraissant, via la corruption, les partis politiques ­, mais aussi la santé et l'éducation. «Mon fils s'est fait récemment exploser la jambe au revolver lors d'une bagarre, raconte Sergio, un syndicaliste sandiniste. L'hôpital public ne pouvait pas l'opérer avant six jours, j'ai dû me rabattre en urgence sur une clinique privée. L'opération a coûté 1 600 dollars et je me suis endetté pour cinq ans.» L'Etat central consacre un quart de son budget au paiement de la dette ­ la dette extérieure, mais aussi celle contractée auprès des banques nicaraguayennes. «Autant d'argent qui n'entre pas dans les priorités du pays, la santé et l'éducation, explique l'économiste Nestor Avendaño, pourtant éloigné des thèses sandinistes. Quel que soit le nouveau président, la seule révolution possible doit être celle du budget de l'Etat. La dette sociale envers les millions de pauvres doit primer sur la dette financière, qu'il faut renégocier.» Sur ce terrain de la dette sociale, la droite, après seize ans de pouvoir, est battue d'avance.

«Prions le Créateur, qu'il nous donne la force d'être prêts le 5 novembre»

Il se fait tard à Batahola. Sur la place, les familles papotent, et seuls les premiers rangs agitent toujours les drapeaux sandinistes. Le «candidat des pauvres» s'apprête à conclure : «Que veulent-ils de plus, alors qu'ils n'ont rien fait depuis seize ans ? Continuer à exterminer le peuple ? Comme disait Sa Sainteté le pape [Jean Paul II, ndlr], les pauvres ne peuvent plus attendre.»


En vingt minutes de discours à Batahola, Daniel Ortega va évoquer quatre fois Jean Paul II, trois fois Jésus, six fois «Dieu». La «révolution spirituelle» qu'il invoque passe par la foi. Il en appelle à «un nouveau royaume de la foi, un royaume de justice et de solidarité», lui qui s'était si fortement opposé à l'Eglise conservatrice dans les années 80. Pour Victor Hugo Tinoco, ce revirement «n'est qu'une manoeuvre politique, parce que Daniel Ortega n'a plus, depuis longtemps, de valeurs ni de principes, sauf celui de gagner des voix».

Il y a une semaine, une proposition de loi du groupe FSLN a été adoptée, avec les voix de la droite, à la Chambre des députés, qui interdit radicalement l'avortement, même en cas de «danger physique grave» pour la mère, la seule brèche du code pénal, jusque-là, qui permettait l'IVG. Tout avortement sera désormais passible d'un à dix ans de prison. La loi répond à une manifestation antiavortement de quelques milliers de personnes, le 6 octobre, convoquée par l'Eglise catholique et les évangélistes. Un retour en arrière d'une centaine d'années, selon les ONG nicaraguayennes de défense des droits de la femme.

Pour les sandinistes d'aujourd'hui, la libération de la femme attendra. «Dans cette affaire, le FSLN n'a écouté que l'Eglise, sans discuter avec la société civile, ni avec les médecins ou les gynécologues», s'énerve Ana Pizarro, du Réseau des femmes contre la violence. Seul le Mouvement de rénovation sandiniste s'est opposé au durcissement du code pénal : «Je suis contre l'avortement mais cette réforme mettra en danger de mort des milliers de femmes pauvres», a protesté Edmundo Jarquín, le candidat à la présidence du MRS.


A Batahola, le meeting se termine par ces mots de Daniel Ortega : «Prions le Créateur pour qu'il nous donne la force d'être prêts le 5 novembre.»