MILTON FRIEDMAN |
Avec Friedrich Hayek, Milton Friedman est sans doute le penseur qui aura le plus inspiré la révolution néolibérale. Son décès, le 16 novembre dernier, n’en marque nullement la fin, comme le démontrent à la fois les niveaux particulièrement élevés de rémunération du capital et les orientations monétaristes de certaines banques centrales, la Banque centrale européenne (BCE) en particulier.Serge Halimi
Outre son influence intellectuelle, Milton Friedman fut un combattant. S’il a prétendu que seule « la force des événements » expliquait le triomphe de ses idées, il n’aura rien laissé au hasard. Dès 1947, il participe avec Hayek, mais aussi George Stigler et Maurice Allais, tous futurs prix Nobel d’économie, à la création de la Société du Mont-Pèlerin, une « boîte à idées » dont l’objectif déclaré était de refouler le socialisme, mais aussi plus largement la « pensée unique » keynésienne alors en vogue en Europe et aux Etats-Unis.
Mission accomplie aujourd’hui. L’orthodoxie a changé de camp. Friedman interviendra dans l’arène politique pour favoriser le triomphe de ses conceptions hostiles à une politique économique active de l’Etat contre le chômage. Aux Etats-Unis, il soutiendra Barry Goldwater (candidat républicain à l’élection présidentielle) et Ronald Reagan. Au Royaume-Uni, Mme Margaret Thatcher. Au Chili, le général Augusto Pinochet. Car, il faut le rappeler, c’est à Santiago, pas à Londres ou à Washington, que les idées de Friedman reçurent leur première application. Après le coup d’Etat du 11 septembre 1973, les syndicats et les partis de gauche chiliens n’étaient plus en mesure de résister à la « thérapie de choc » rêvée par les économistes « libéraux » de l’université de Chicago.
Pour Milton Friedman, les priorités économiques étaient la lutte contre l’inflation et celle contre les déficits publics. Combattre la hausse des prix imposait, selon lui, de ramener le rythme de création monétaire à un niveau si bas qu’il rendrait l’argent plus cher (taux d’intérêts), interdisant ainsi à l’Etat de financer trop commodément ses déficits. La technique n’excluait pas d’autres thérapies néolibérales devenues familières depuis vingt-cinq ans. « Comment pourra-t-on jamais ramener l’Etat à de justes proportions ? interrogeait Milton Friedman. Je pense qu’il n’y a qu’une façon : celle dont les parents contrôlent les dépenses excessives de leurs enfants, en diminuant leur argent de poche. Pour un gouvernement, cela signifie réduire les impôts. » Quant à l’existence du chômage, elle s’expliquait surtout par un coût du travail (salaire) trop élevé et par des prestations sociales trop importantes, c’est-à-dire susceptibles d’inciter les sans-emploi à refuser de vendre leur force de travail au coût du marché.
C’est, grosso modo, ce que rabâche l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) depuis vingt-cinq ans. Garantir le capital contre l’érosion monétaire, mieux rémunérer les créanciers, réduire la progressivité de l’impôt, réduire le niveau réel salaires : aucun de ces remèdes, on l’a compris, ne s’est révélé particulièrement éprouvant pour les détenteurs de fortunes…
Paradoxalement, c’est aujourd’hui l’Europe plus que les Etats-Unis qui semble suivre à la lettre certaines des recommandations de Milton Friedman. C’est en particulier le cas en matière monétaire. Car davantage que la Réserve fédérale américaine, la BCE, toute-puissante et affranchie de tout contrôle politique, semble obsédée par la menace — pourtant inexistante — de l’inflation et dédaigneuse des risques pour l’emploi d’une politique de taux élevés, de crédit cher. Résultat : la valeur de l’euro vient de franchir la barre de 1,30 dollar. Car, de leur côté, les autorités américaines semblent encourager la baisse de leur monnaie pour exporter plus facilement et retarder l’incidence d’une récession.
Puisque Milton Friedman reste à ce point vivant, en particulier en Europe, peut-être faut-il rappeler la manière dont Paul Douglas, qui enseigna en même temps que lui l’économie à l’université de Chicago avant de devenir sénateur de l’Illinois, résuma il y a plus de vingt ans les certitudes de ses anciens collègues. Elles semblent avoir fait école : « Ils croyaient que les décisions du marché étaient toujours bonnes, et les valeurs du profit au-dessus de tout. Leur doctrine anti-interventionniste avait pour effet pratique de dégager la voie pour les grosses entreprises. Ils balayaient les inégalités de pouvoir, de savoir et de revenu, les réalités du monopole, du quasi-monopole ou de la concurrence imparfaite, en les traitant comme quelque chose de subalterne ou d’inexistant. Les opinions de mes collègues auraient ramené l’Etat à ses fonctions du XVIIIe siècle — justice, police et armée — dont j’estimais qu’elles étaient insuffisantes pour cette époque, et plus encore pour la nôtre. »