Qui, au Chili, a prié pour que Pinochet ne succombe pas à son infarctus? Sa famille, évidemment, ainsi que ceux qui l’appellent “el tata” [papi] et admirent le “courageux soldat” qui a vaincu le communisme. Ceux-là mêmes qui sont allés l’acclamer devant chez lui le jour de ses 91 ans [le 25 novembre], et face auxquels il a déclaré – par l’entremise de sa femme – qu’il assumait “la responsabilité politique pour tout le travail accompli”.
Mais les familles des victimes et tous les Chiliens épris des droits de l’homme ont prié aussi. Cela peut paraître bizarre, mais il faut bien voir que la mort de Pinochet éteindrait toute action de la justice. Et, si l’ancien dictateur venait à mourir sans la moindre condamnation – que ce soit pour ses crimes ou pour ses actes de corruption –, cela créerait un précédent qui marquerait le Chili d’un sceau indélébile : son incapacité à rendre la justice.
Bref rappel des faits. La transition chilienne a eu un prix : l’impunité de Pinochet. L’ancien dictateur a remis l’écharpe présidentielle à Patricio Aylwin le 11 mars 1990, et est resté huit années de plus à la tête des armées ! Conservant la clé des arsenaux, il a empêché toute enquête judiciaire susceptible de remonter jusqu’à lui ou à des membres de sa famille.
Après ces huit années d’impunité, il a quitté son uniforme pour devenir sénateur à vie. Et, sans l’action de la justice espagnole, il serait toujours au Sénat. Il a été mis aux arrêts domiciliaires à Londres pendant plus de cinq cent jours. Le Chili a fait valoir son droit de le juger lui-même et obtenu son rapatriement “pour raisons de compassion”, étant donné sa santé fragile. Une fragilité qui s’est évanouie sitôt que l’intéressé a remis le pied sur le territoire chilien. C’est la fameuse scène où on le voit se lever de son fauteuil roulant.
L’impunité ne s’est pas arrêtée là. Comme les preuves à son encontre devenaient irréfutables – par exemple dans l’affaire de la “caravane de la mort” –, les tribunaux l’ont déclaré fou en 2001. Non-lieu pour démence de l’accusé. Une fois de plus, une main étrangère a remis les choses à leur place. Le Sénat des Etats-Unis a révélé en 2004 l’existence des comptes secrets de Pinochet, comptes sur lesquels il virait des millions avec une santé mentale à toute épreuve. Ce qui a obligé les tribunaux à le déclarer une nouvelle fois sain d’esprit, et donc susceptible d’être jugé. Voilà où nous en sommes aujourd’hui au Chili : à le juger pour des délits de droit commun et pour corruption. Aucun juge n’a encore osé le condamner.
Pourtant, sa mort arrangerait beaucoup de monde. A commencer par la droite, qui doit se débarrasser du fardeau de son héritage si elle veut conquérir la présidence en 2010. Quant à la Concertation [coalition] au pouvoir, elle aimerait sans doute mettre fin à cette impunité honteuse par la voie la plus facile.
Patricia Verdugo - La Nación