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Après avoir été pendant un quart de siècle l'homme fort du pays, Augusto Pinochet est mort, déchu et solitaire, dimanche 10 décembre, à Santiago du Chili. Il était âgé de 91 ans.
L'un des dictateurs les plus sanguinaires du XXe siècle (1973-1990) était poursuivi par la justice de son pays pour des violations des droits de l'homme, qui ont fait 3000 morts et disparus, mais aussi pour évasion fiscale, enrichissement illicite, malversation de fonds publics et falsification de documents. C'en était fini de l'impunité du patriarche qui gouverna le pays d'une main de fer pendant dix-sept ans et fut pendant vingt-cinq ans le commandant de l'armée. L'étau judiciaire s'était resserré inexorablement sur le vieux caudillo.
Au cours des dernières années, il était de plus en plus seul. Lâché par la plupart de ses anciens partisans, il partageait son temps entre sa luxueuse demeure de Santiago du Chili, dans l'élégant quartier de la Dehesa, et sa résidence de la station balnéaire de Los Boldos, à 120 km au sud-ouest de la capitale.
Augusto Pinochet Ugarte est né le 25 novembre 1915 dans le port de Valparaiso (100 km à l'ouest de Santiago), fils de militaire et issu d'une famille française ayant quitté la Bretagne au début du XVIIIe siècle. Il n'a jamais terminé ses études, ayant été renvoyé pour indiscipline. A 15 ans, il postule à l'Ecole militaire, mais n'y sera admis qu'à la troisième tentative en 1932. En 1940, il épouse Lucia Hiriart, fille d'un ancien ministre radical, avec laquelle il aura trois filles et deux garçons.
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Quand, le 4 septembre 1970, le socialiste Salvador Allende est élu président de la République, Pinochet devenu général de brigade est à nouveau en poste dans le nord du pays. C'est là qu'il apprend l'attentat contre le commandant de l'armée de terre, le général René Schneider, tué par un commando d'extrême droite qui cherchait à pousser les militaires à intervenir pour empêcher l'installation du gouvernement de l'Unité populaire (UP), l'union de la gauche chilienne.
Promu général de division, il rentre à Santiago en 1971. La même année, il officie comme aide de camp de Fidel Castro pendant la longue visite du leader cubain au Chili. Début 1972, le général Carlos Prats, commandant de l'armée de terre, fait du général Pinochet son chef d'état-major. Il est à ses côtés lorsque, le 19 juin 1973, le général Prats s'oppose à un groupe d'officiers qui tentent un soulèvement contre Allende.
Deux mois plus tard, le 23 août, lorsque le général Prats démissionne du commandement en chef de l'armée, il recommande au président Allende de nommer comme successeur Pinochet, qui lui "a donné tant de preuves de sa loyauté".
Dix-huit jours plus tard, le 11 septembre 1973, Augusto Pinochet est à la tête du coup d'Etat qui met fin au gouvernement de l'Unité populaire. Encouragés par les services américains, qui craignaient de voir le Chili se transformer en un nouveau Cuba, les militaires chiliens décidèrent de renverser le gouvernement. Longtemps hésitant, Pinochet prit, in extremis, la direction du putsch sanglant. Salvador Allende se suicide dans le palais présidentiel de La Moneda, bombardé et pris d'assaut par les forces armées.
Le Chili plonge dans l'horreur. Le Parlement est dissous. Le communisme est proscrit et les partis politiques sont suspendus. Dans les semaines qui suivent le coup d'Etat, des milliers d'opposants et de syndicalistes sont arrêtés. Le stade de Santiago devient un immense camp de prisonniers. Exécutions sommaires, enlèvements, meurtres, tortures : Pinochet fait régner la terreur, tuant des milliers de personnes. Des cadavres flottent sur le fleuve Mapocho, qui traverse la capitale.
Le zèle des militaires chiliens franchit les frontières. Pinochet est à l'origine de l'opération Condor, une coordination des dictatures du cône sud de l'Amérique latine pour éliminer leurs opposants dans les années 1970-1980.
Le général Prats est ainsi assassiné avec son épouse, à Buenos Aires, au cours d'un attentat attribué à la DINA, la redoutable police secrète de Pinochet. Orlando Letellier, ancien ministre des affaires étrangères d'Allende, est également tué dans un attentat à Washington, en 1976.
Pour la droite et les milieux d'affaires, Pinochet est "l'homme qui a sauvé le Chili du communisme" et fait décoller le pays en privatisant les grandes entreprises d'Etat. En matière économique, il impose un modèle ultralibéral, conseillé par de jeunes technocrates formés aux Etats-Unis, les "Chicago Boys". Sur le plan international, il s'assure l'amitié de Margaret Tchatcher, premier ministre britannique, en apportant un soutien décisif à la Grande-Bretagne dans la guerre des Malouines contre l'Argentine (1982).
En 1980, à l'occasion d'un plébiscite considéré comme "frauduleux" par l'opposition, le général Pinochet fait approuver une nouvelle Constitution qui prévoit notamment l'inamovibilité des chefs des armées et lui ouvre la possibilité d'être sénateur à vie, le jour où il ne sera plus ni chef d'Etat ni commandant de l'armée de terre. Il est à son apogée au point d'affirmer : "Aucune feuille ne bouge dans ce pays sans que je ne le sache".
Le 5 novembre 1984, le "chef suprême de la Nation" décrète l'état de siège. En septembre 1986, il échappe de justesse à un attentat perpétré par le Front patriotique Manuel-Rodriguez, bras armé du Parti communiste. Cinq de ses gardes du corps sont tués. "La Vierge Marie me protège", explique ce catholique fervent, qui a pourtant des démêlés avec l'Eglise à propos des violations des droits de l'homme.
Lors d'un référendum, le 5 octobre 1988, Pinochet brigue les suffrages de ses compatriotes, dans l'espoir de demeurer huit ans de plus au pouvoir, jusqu'en 1997. Cependant, 54 % des Chiliens votent non. Reconnaissant son échec, la mort dans l'âme, il convoque des élections générales. Le 11 mars 1990, Pinochet cède la présidence de la République à Patricio Aylwin, le candidat démocrate-chrétien à la tête d'une coalition de centre-gauche, qui comprend également les socialistes et les radicaux. La transition démocratique débute, lente et périlleuse. Pinochet reste à la tête de l'armée de terre jusqu'au 10 mars 1998. Il devient sénateur à vie.
Pinochet est pourtant arrêté le 16 octobre 1998 à Londres, où il était venu pour un traitement médical, sur requête du juge espagnol Baltasar Garzon. L'Espagne demande son extradition pour répondre de génocide. Le 25 novembre, les juges de la Chambre des lords décident que le général ne peut bénéficier d'aucune immunité.
Le 2 mars 2000, après 503 jours de détention domiciliaire, le gouvernement travailliste britannique relâche Pinochet pour des "raisons humanitaires" relatives à son état de santé. De retour au Chili, le 3 mars, à la descente de l'avion, le vieux caudillo bondit de sa chaise roulante, exultant. Ses pairs l'accueillent comme un héros. Le nouveau président chilien, Ricardo Lagos, premier socialiste élu depuis Allende, est sur le point d'assumer le pouvoir. Il assure que l'ancien dictateur peut être jugé au Chili.
Le 23 mai 2000, la cour d'appel de Santiago lève l'immunité parlementaire du sénateur à vie. La Cour suprême confirme l'arrêt. Le 1er décembre, le juge Juan Guzman, qui instruit depuis 1998, les centaines de plaintes déposées contre Pinochet, l'inculpe pour les crimes commis par la"Caravane de la mort", une unité militaire qui sillonna le Chili en 1973 exécutant sommairement soixante-quinze opposants de la dictature. Le 11 décembre, la cour d'appel de Santiago suspend la procédure. La Cour suprême ordonne des examens médicaux avant tout interrogatoire. En janvier 2001, les médecins estiment que Pinochet souffre d'une forme de "démence légère". Interrogé enfin par le juge Guzman, le 23 janvier, il se défausse sur ses subordonnés affirmant qu'il "n'est pas un assassin". Il est à nouveau inculpé et assigné à résidence.
Le 8 mars, la cour d'appel confirme l'inculpation, mais ne considère plus Pinochet comme "auteur intellectuel" des crimes de la "Caravane de la mort", mais simple "complice". Le 12 mars, le juge Guzman lui octroie la liberté provisoire, après 42 jours de détention domiciliaire et le paiement d'une caution. L'ancien dictateur rentre à son domicile à Santiago après une courte hospitalisation. Le 9 juillet 2001, la justice suspend "temporairement" les actions engagées, en invoquant la dégradation de l'état de santé de l'ancien dictateur, âgé alors de 86 ans. Le 1er juillet 2002, la Cour suprême archive le procès jugeant que la "démence légère" de Pinochet l'empêcherait de se défendre.
Le juge Juan Guzman, qui a été baptisé "Jean sans peur" par la presse chilienne, revient pourtant à la charge. Le 25 septembre 2004, après avoir à nouveau interrogé Pinochet, il le juge capable de se défendre. Le juge invoque un entretien de plus d'une heure, accordé par Pinochet en novembre 2003, à une chaîne de télévision de Miami. Le vieux caudillo était apparu lucide et même blagueur. "Je me considère comme un ange, qui réfléchit et médite", déclarait-il. Il jurait "être bon" et refusait de demander pardon aux victimes de la dictature. Dans le cadre de l'opération "Condor", le juge Guzman obtient à nouveau la levée de l'immunité de l'ex-dictateur, qu'il inculpe le 13 décembre 2004. Les avocats de la partie civile et les associations de familles des victimes de la dictature saluent "une victoire historique".
Le 15 juillet 2004, le Washington Post avait révélé que la Banque Riggs a aidé Pinochet à cacher plusieurs millions de dollars pendant sa détention en Grande-Bretagne. Selon une enquête du Sénat américain, de 4 à 8 millions de dollars auraient transité entre 1994 et 2002 sur des comptes au nom de Pinochet ou à celui de son épouse Lucia Hiriart. A Santiago, le juge Sergio Munoz commence une procédure pour fraude fiscale qui englobe le patrimoine familial, estimé à 27 millions de dollars.
Le juge Guzman, qui a pris sa retraite le 2 mai 2005, est remplacé par le juge Victor Montiglio, favorable à une loi d'amnistie. Les dossiers relatifs aux violations des droits de l'homme sont classés sans suite. Le 7 juin 2005, l'ex-dictateur bénéficie d'un non-lieu dans l'inculpation pour les crimes de l'opération"Condor". Quelques heures auparavant, la même cour avait décidé à une écrasante majorité – 21 voix contre 5 – de lever l'immunité de Pinochet en tant qu'ancien président dans le cadre des affaires de corruption. L'ex-dictateur peut donc être poursuivi pour fraude fiscale et détournements de fonds à la suite de plaintes du service national des impôts et du conseil de défense de l'Etat, organisme d'enquête autonome qui défend les intérêts de l'Etat.
Ce nouveau coup de théâtre entraîne l'indignation des défenseurs des droits de l'homme, qui se demandent si pour la justice chilienne la corruption est plus grave que les crimes contre les droits de l'homme. Le 23 novembre 2005, Pinochet est assigné à résidence à Santiago et inculpé de fraude fiscale par le juge Carlos Cerda. Les examens médicaux qui sont pratiqués dans le cadre de cette affaire ont conclu que l'état de santé physique et mental de l'ex-dictateur lui permettait d'affronter un procès. Le même diagnostic est finalement retenu pour sa responsabilité dans les violations des droits de l'homme de l'opération "Colombo", l'assassinat de 119 opposants d'extrême gauche en juillet 1975.
En mai 2006, le juge Alejandro Madrid a demandé que l'immunité d'ancien président de Pinochet soit une nouvelle fois levée, pour son rôle dans l'enlèvement et l'assassinat en Uruguay, en 1993, d'un ex-agent du régime militaire, Eugenio Berrios. Pinochet était encore à l'époque chef de l'armée. Berrios, un biochimiste, agent de la Dina, avait fui en 1991 à Montevideo mais il était surveillé par des militaires chiliens qui devaient l'empêcher de témoigner dans un procès pour assassinat. Le 26 octobre, un nouveau scandale de corruption éclate : il porte sur la découverte présumée de 9 tonnes de lingots d'or que Pinochet aurait déposés à Hongkong, dans une filiale de la banque britannique HSBC. Celle-ci a nié détenir de l'or appartenant à l'ex-dictateur. "C'est une canaillerie", a lancé l'épouse de Pinochet, qui a reconnu que le couple avait voyagé à deux reprises à Hongkong.
Le 30 octobre 2006, Pinochet est placé en détention provisoire avec assignation à résidence à Santiago, après avoir été inculpé de crimes commis dans le centre clandestin de détention de la villa Grimaldi qui fonctionnait dans la capitale. L'immunité dont jouissait l'ex-dictateur en tant qu'ancien président a été levée dans cette affaire par la Cour suprême. Dix jours après il bénéficie d'une libération sous caution. Plus de 4 500 prisonniers politiques sont passés par la villa Grimaldi et 225 n'en sont jamais sortis. La présidente Michelle Bachelet et sa mère, Angela Jeria, y furent torturées en 1975. Le 27 novembre, pour la cinquième fois en cinq ans, Pinochet est assigné à résidence.
Le 25 novembre, il avait fêté ses 91 ans, saluant quelques partisans devant sa résidence. "Aujourd'hui, proche de la fin de mes jours, j'assume la responsabilité politique de mes actions. Je ne garde rancœur à personne", avait-il déclaré dans un message lu par son épouse. Plus de trente ans après le coup d'Etat, l'ancien homme fort du Chili ne jouait plus aucun rôle sur la scène politique. L'héritage de Pinochet continue toutefois de peser dans la vie du pays. Malgré une réforme de la Constitution en août 2005, le scrutin binominal qui empêche toute représentation des partis minoritaires au Parlement n'a pu être aboli, limitant l'exercice de la démocratie. Les syndicats ont été démantelés, le droit de grève est limité. Pour l'essentiel, les systèmes de santé et d'éducation sont toujours privatisés. La presse est contrôlée, directement ou indirectement, par la droite et les groupes économiques les plus conservateurs.
Le juge Guzman, surnommé "le tombeur de Pinochet" estimait qu'un procès de l'ex-dictateur était possible au Chili mais qu'étant donnée la lenteur de la justice, les possibles appels et recours en cassation, il n'y aurait pas de sentence avant au moins dix ans. "Pinochet sera sans doute mort avant", avait anticipé le magistrat.
Christine Legrand
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