08 novembre, 2021

AU NICARAGUA, UNE ÉLECTION PRIVÉE D’OPPOSITION

lundi 8 novembre 2021

Comme prévu, le président du Nicaragua Daniel Ortega a été réélu ce dimanche. En cas de victoire du candidat sortant, prédisait le politiste Gabriel Hetland dans notre numéro de novembre (en kiosques), « certains célébreront la vitalité de l’anti-impérialisme au Nicaragua. Un examen plus complet de la situation dans le pays suggère déjà qu’ils auront tort ». 

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 SUSAN MEISELAS - MAGNUM PHOTOS

Sept candidats à la présidentielle arrêtés depuis juin

Au Nicaragua, une élection privée d’opposition

Washington s’emploie à le rappeler régulièrement : aucun pays latino-américain n’est à l’abri des manœuvres des États-Unis. Le président du Nicaragua Daniel Ortega estime que la menace justifie l’incarcération de représentants d’une opposition pourtant dépourvue de sympathie pour l’impérialisme américain. Aux yeux du dirigeant sandiniste, une priorité absolue : conserver la présidence du pays.

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par Gabriel Hetland • Lu par Blaise Pettebone

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par Gabriel Hetland

Dimanche 7 novembre, les Nicaraguayens se rendront aux urnes pour un scrutin présidentiel dont peu doutent qu’il reconduira M. Daniel Ortega au pouvoir. Une nouvelle victoire pour la gauche latino-américaine ? Bien sûr !, répondent certains, qui voient le dirigeant sandiniste comme un révolutionnaire anti-impérialiste. Non content de se dresser contre Washington, M. Ortega affiche une « option préférentielle pour les pauvres », comme l’a souligné le ministre des affaires étrangères Denis Moncada le 26 septembre 2021, lors d’une réunion « de solidarité » avec son pays organisée dans la banlieue de New York. Il reprenait la terminologie associée à la doctrine sociale de l’Église catholique revendiquée par le courant de la théologie de la libération, hier puissant en Amérique latine. Mais d’autres estiment que le président Ortega et son épouse, Mme Rosario Murillo, dirigent un régime autocratique qui aurait éviscéré la démocratie nicaraguayenne et se serait rendu responsable de répression et de violation des droits humains. En d’autres termes, le sandiniste d’aujourd’hui aurait trahi celui d’hier qui avait contribué à faire triompher la révolution à la fin des années 1970.

La thèse qui fait de M. Ortega l’un des représentants de la grande tradition révolutionnaire latino-américaine souligne son rôle de secrétaire général du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) lors du renversement du dictateur Anastasio Somoza, en juillet 1979. La « junte de reconstruction nationale » qui prend alors la tête du pays nationalise les banques, les compagnies d’assurances ainsi que les ressources minières et forestières. Les importations et exportations de produits alimentaires sont placées sous contrôle gouvernemental, cependant que le statut sur les droits et garanties adopté par décret le 21 août 1979 abolit la peine de mort et garantit les libertés individuelles.

Sous la houlette du président américain Ronald Reagan, les États-Unis réagissent en finançant des groupes armés qui tentent de renverser les sandinistes en semant la terreur dans le pays : les contras. Washington organise même un trafic d’armes vers l’Iran en dépit de l’embargo touchant le pays pour financer son intervention. Entre 1981 et 1990, environ trente mille Nicaraguayens sont tués dans un conflit qui dévaste l’économie. Dans ces conditions, M. Ortega perd le scrutin organisé en 1990, qui porte au pouvoir la conservatrice Violeta Chamorro et inaugure une période de « réformes » néolibérales de seize ans.

Un mouvement réprimé sévèrement

Monsieur Ortega revient au pouvoir à la suite de la présidentielle de 2006. Pour ses soutiens, ce retour aux affaires — ininterrompu depuis — confirme l’engagement révolutionnaire du sandiniste. Dans un article récent, la chercheuse Yorlis Gabriela Luna en détaille la portée (1) : une décennie de croissance économique, qui a facilité une réduction de 30 % de la pauvreté ; le plus faible taux d’homicides d’Amérique centrale, la région la plus violente du monde en temps de paix ; la gratuité des éducations primaire et secondaire ; la gratuité des soins médicaux pour les plus pauvres ; et la construction d’infrastructures de base (routes, égouts, alimentation en eau potable) « qui avaient toujours fait défaut dans l’histoire du pays ». Est-ce que cela suffit à faire une révolution, ou même à ériger le socialisme ? Peut-être pas. Mais il s’agit, soulignent les partisans de M. Ortega, de victoires majeures dans un contexte historique peu propice. Des victoires qui légitiment les compromis qui les ont rendues possibles (avec le secteur privé, les conservateurs, d’anciens contras ou l’Église catholique). Le président nicaraguayen s’illustrerait donc par son pragmatisme, un sens du rapport de forces qui a offert aux travailleurs et aux pauvres bien plus que ce qu’une posture de pureté révolutionnaire autorisait.

La relation — devenue houleuse au cours des dernières années — entre Managua et Washington alimente cette lecture des faits. En 2018, le gouvernement annonce une réforme de la sécurité sociale : hausse des cotisations et réduction de la couverture. La mesure précipite des milliers de personnes dans la rue : un mouvement social que le pouvoir réprime sévèrement, même s’il renonce à la réforme envisagée. Plusieurs centaines de manifestants sont tués, davantage blessés ou arrêtés.

Pour M. Ortega, il ne s’agirait là que d’un nouvel épisode de l’interventionnisme américain dans la région : une campagne visant à obtenir un « changement de régime ». On observerait donc au Nicaragua le même type de tentatives de déstabilisation que celles engagées à Cuba, au Venezuela, au Honduras ou en Bolivie (2). Comme pour les deux premiers de ces quatre pays, les États-Unis imposent, depuis 2018, des sanctions contre des institutions et des dirigeants politiques nicaraguayens, à travers le Nica Act. Le 6 août 2021, le Sénat américain a approuvé le Renacer Act (« renforcer l’adhésion du Nicaragua aux conditions de la réforme électorale »). La loi, toujours en discussion au Congrès, « propose de nouvelles initiatives pour observer, documenter et répondre à la corruption du gouvernement et de la famille du président nicaraguayen Daniel Ortega, ainsi que les violations des droits humains perpétrées par les forces de sécurité du pays (3) ». Bref, une nouvelle « guerre des contras », selon les ortéguistes…

Que la révolution sandiniste de 1979 se soit traduite par des progrès sociaux, économiques et politiques sans précédent dans le pays ne fait aucun doute. Dans la même veine, M. Ortega a mis en œuvre d’importants programmes d’assistance à la population qui ont réduit la pauvreté et profité aux plus pauvres depuis son retour aux affaires. Comment expliquer autrement la base sociale et politique dont il jouit et qui le soutient, souvent activement, depuis ? Aucun doute, non plus, sur le fait que les États-Unis se sont toujours opposés à tout projet socialiste au Nicaragua et dans la région. À vrai dire, des feuilles de route timidement sociales-démocrates les ont déjà suffisamment effrayés pour qu’ils soutiennent (ou motivent) des putschs d’extrême droite, comme au Guatemala en 1954 ou au Honduras en 2009.

Mais l’histoire récente du Nicaragua ne s’arrête pas là. Dès 1995, plusieurs compagnons d’armes de M. Ortega — dont l’ancien vice-président Sergio Ramírez et les célèbres guérilleros Hugo Torres et Dora María Téllez (qui fut ministre de la santé de 1979 à 1990) — rompent avec le FSLN et fondent le Mouvement de rénovation sandiniste (MRS). Leur principale préoccupation ? La dérive autocratique et droitière de leur ancien camarade. En 1998, l’autorité de M. Ortega souffre également des déclarations publiques de sa fille adoptive, qui l’accuse de viols répétés, sur une période de dix ans, et qui auraient commencé alors qu’elle avait 12 ans (elle vit en exil au Costa Rica depuis 2013).

En 2006, le dirigeant sandiniste l’emporte grâce au soutien de l’Église catholique et de l’ancien président conservateur Arnoldo Alemán (1997-2002). Quelques années plus tard, le 16 janvier 2009, la Cour suprême blanchit ce dernier des délits de fraude contre l’État, de blanchiment d’argent et d’association de malfaiteurs pour lesquels il avait été condamné à vingt ans de prison en 2003. Pour beaucoup, la décision de la justice découle d’un « pacte » entre MM. Alemán et Ortega, assurant celui-ci du soutien des députés arnoldistes à l’Assemblée nationale.

Une fois revenu au pouvoir, observe le chercheur américain William I. Robinson, M. Ortega « cogouverne avec le patronat, organisé au sein du Conseil supérieur de l’entreprise privée (Cosep), avant que ce dernier ne rompe dans la foulée des manifestations de 2018 (4) ». Cela n’a pas empêché le président sandiniste de « renationaliser les secteurs de la santé et de l’éducation, d’accroître les dépenses sociales et d’investir dans les infrastructures », poursuit Robinson.

Les accusations les plus graves formulées à l’encontre de M. Ortega (et de sa compagne, qui partage le pouvoir avec lui) font suite aux manifestations de 2018. Alors que certains analystes, tel Robinson, soulignent que la répression aurait poussé plus de cent mille personnes à quitter un pays qui compte environ six millions d’habitants (5), d’autres, comme Steve Ellner, insistent sur la nature « duale » de mobilisations qui rassemblent « de jeunes idéalistes protestant pacifiquement », mais également « des manifestants violents, parfois rémunérés pour l’être et responsables de la mort d’au moins dix policiers (6) ». Ceux-là ne souhaitaient pas le retrait de la réforme (qui eut lieu), mais le renversement de M. Ortega. L’analyste rappelle également que les États-Unis financent généreusement diverses structures de l’opposition, et que leurs sanctions aggravent les souffrances de la population. Mais rappeler que l’interventionnisme américain n’a pas cessé — même si, avant 2018, Managua bénéficiait de l’aide généreuse des États-Unis — n’empêche pas de constater la réalité de la colère sociale lors de cette mobilisation.

Depuis le mois de juin 2021, M. Ortega et ses partisans invoquent la « menace impérialiste américaine » pour justifier une nouvelle vague de répression de l’opposition. Le gouvernement a arrêté sept précandidats à la présidentielle ainsi que plusieurs dizaines d’opposants, de journalistes, de dirigeants étudiants et de militants. Parmi eux, M. Torres et Mme Telléz, détenus à la prison El Chipote, où les conditions de détention alarment depuis longtemps les organisations de défense des droits humains. La motivation du pouvoir laisse peu de doute : s’assurer que le scrutin de novembre consacrera, de nouveau, M. Ortega. Et, de façon plus générale, envoyer un message : aucune dissidence — interne ou externe au sandinisme officiel — ne sera tolérée.

Les critiques n’ont pas tardé. Et, contrairement aux épisodes précédents de flambée des controverses au sujet du Nicaragua, elles ont également émané de figures emblématiques de la gauche. En juillet, plus de cinq cents anciens membres d’organisations de solidarité avec le Nicaragua aux États-Unis, qui avaient travaillé avec (et souvent pour) le gouvernement sandiniste dans les années 1980, ont signé une « Lettre ouverte au gouvernement nicaraguayen (7) ». Les signataires — Noam Chomsky, Alice Walker, Daniel Ellsberg, entre autres — affichent leur soutien à la révolution sandiniste et dénoncent l’interventionnisme américain. Mais ils poursuivent : « Toutefois, les crimes du gouvernement américain — hier comme aujourd’hui — ne sont pas la cause et ne justifient pas les crimes contre l’humanité commis par le régime actuel de Daniel Ortega et de Rosario Murillo. » Ils concluent avec trois exigences : « Libérez les cent trente prisonniers politiques incarcérés, dont des précandidats [à l’élection présidentielle], des membres de l’opposition et des dirigeants historiques de la révolution sandiniste ; révoquez la loi de sécurité nationale draconienne qui a rendu ces arrestations possibles ; négociez des réformes électorales qui garantissent des élections libres et transparentes, avec la participation des précandidats incarcérés et sous observation internationale. »

En cas de victoire de M. Ortega le 7 novembre, certains célébreront la vitalité de l’anti-impérialisme au Nicaragua. Un examen plus complet de la situation dans le pays suggère déjà qu’ils auront tort.

Gabriel Hetland

Maître de conférences à l’université d’État de New York à Albany.

Notes :

(1) Yorlis Gabriela Luna, « The other Nicaragua, Empire and resistance », Council on Hemispheric Affairs, Washington, DC, 2 octobre 2019.

(2) Lire « Cuba, ouragan sur le siècle », Manière de voir, no 155, octobre-novembre 2017 ; Alexander Main, « Où va l’opposition à Nicolás Maduro ? », Le Monde diplomatique, mars 2019 ; Maurice Lemoine, « En Amérique latine, l’ère des coups d’État en douce », Le Monde diplomatique, août 2014 ; Renaud Lambert, « En Bolivie, un coup d’État trop facile », Le Monde diplomatique, décembre 2019.

(3) « Senate approves bipartisan legislation to bolster US engagement in Nicaragua as crisis deepens », communiqué du Sénat américain, 6 août 2021.

(4) William I. Robinson, « Crisis in Nicaragua : Is the Ortega-Murillo government leftist (part I) ? », The North American Congress on Latin America (Nacla), New York, 19 août 2021.

(5) Ibid.

(6) Steve Ellner, « Commentary, The Nicaraguan crisis and the challenge to the international left », Latin American Perspectives, vol. 48, n° 6, Thousand Oaks (Californie), novembre 2021.

(7) « Open letter to the Nicaraguan government from US solidarity workers, 1979-1990 », 4 juillet 2021.

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